« L’émotion » provoquée par le massacre de l’équipe de Charlie Hebdo a été riche d’enseignement sur ce qu’est devenu notre peuple en cinq décennies.
Ce journal qui, depuis toujours, outrage le christianisme comme l’islam, peut se vanter d’avoir fait sonner pour lui à toute volée les cloches de Notre-Dame. Ce journal qui insultait l’armée a incité certains de ses sympathisants à embrasser des CRS. Successeur de l’hebdo Hara-Kiri, périodique qualifié en 1969 de « bête » et « méchant » par une lectrice indignée et interdit l’année suivante pour outrage au général de Gaulle, Charlie Hebdo est apparu, en ce début d’année 2015 comme le symbole des libertés de conscience, de pensée et d’expression constitutives de la démocratie républicaine et de la France, mère des Droits de l’Homme. Quel chemin parcouru en quarante-cinq ans ! Avec un aboutissement à première vue inattendu mais, somme toute prévisible car très caractéristique de notre éthique républicaine.
Un club select du scandale
Celle-ci se nourrit du scandale suivie de sa récupération puis de sa sublimation symbolique et de son institutionnalisation. Dans le cas de Charlie Hebdo, cette dernière est évidente en raison de la déférence à laquelle ce journal a eu droit de la part des plus hautes autorités de l’État, des médias et de des associations et autorités spirituelles et morales, mais aussi au regard de ce qu’au fil des décennies, ses dirigeants ont gagné en promotion et respectabilité. Dans le passé, Cavanna fut l’invité de Jacques Chancel pour Radioscopie et Le Grand Échiquier. Parallèlement, ses livres figurèrent en bonne place (c’est toujours les cas) dans les CDI des lycées.
Philippe Val, son successeur en 1992, sut merveilleusement faire son chemin dans le marigot politico-médiatique, devenant en 2009 directeur de France Inter. Et on sait quel patron tyrannique il fut, suscitant une motion générale des journalistes de sa maison contre ses méthodes. Et ce après avoir mené Charlie Hebdo à la baguette en maniant tour à tour le chantage (moi et mes relations ou le chaos et la chute) et la trique (licenciement abusif de Siné). Charb, son successeur à Charlie eut pour compagne Jeannette Bougrab, maître de conférences à Paris I et Sciences-Po, maître des requêtes au Conseil d’État, membre du conseil d’administration de l’Institut du Monde Arabe et du Conseil d’analyse de la société, etc… etc… Wolinski reçut la Légion d’honneur en 2005. Et l’équipe de Charlie comprenait Bernard Maris, économiste connu, universitaire, et Elsa Kayat, psychiatre et psychanalyste parisienne. On le voit, le club de l’irrévérence subversive s’était fortement notabilisé.
La mystification de l’éthique républicaine
Eh oui, ça se passe comme ça en France ! Et cela ne date pas d’hier. Dans les années 1945-1950 (et suivantes), Nimier, Blondin et les Hussards dénonçaient la dictature conformiste de l’intelligentsia de gauche installée dans les salons et les honneurs, et flétrissaient ce qu’ils appelaient « l’état-major de la subversion ». Notre éthique républicaine est un totalitarisme soft qui impose ses principes et ses pratiques grâce au culte organisé de la provocation et de la rupture révolutionnaire initiée par des individus et des groupes restreints. Elle érige en dogmes et en règles de pensée et de conduite d’anciennes formes du non-conformisme, et crée un ordre despotique sur des principes révolutionnaires et l’éloge permanent de la révolte (individuelle ou collective) et de la subversion telles qu’elles se manifestèrent en d’autres temps.
Ce faisant, elle aboutit à une conception aussi paradoxale que pervertie de la liberté et des valeurs. La liberté consiste à s’inscrire dans le sillage de tous ceux qui, autrefois, vilipendèrent la religion et les formes anciennes de pouvoir et promurent l’individualisme, l’égalitarisme et l’amoralisme ou une morale expurgée de toute référence transcendante. Et, partant, les valeurs renaissent, sous une forme dénaturée, du dénigrement qu’on leur fait préalablement subir. Ainsi Cavanna, qui, naguère, s’exclamait sur un ton péremptoire « Il n’y a pas de valeurs » au Grand Echiquier, devait se muer plus tard en un défenseur de l’École républicaine, laquelle avait à ses yeux, le mérite de transmettre « des valeurs ». La redécouverte de ces valeurs, pourtant si malmenées, aboutit au prêt-à-penser et au politiquement correct. Philippe Val, venu de l’extrême-gauche, affirma des positions sociales libérales très consensuelles… avant de se montrer un patron de choc.
Charb, iconoclaste à l’égard de l’islam et de la morale traditionnelle, se montra un ennemi ayatollesque des fumeurs. Et si Charlie Hebdo insulta constamment les religions et les morales religieuses, il se montra le gardien vigilant de la morale laïque républicaine dans le style des hussards noirs ferrystes de la IIIe République. Et ainsi, la boucle est bouclée, le serpent se mord la queue. Rien d’étonnant au fond, si ce journal à vocation revendiquée de provocation scandaleuse a pu faire consensus au moment de l’attentat du 7 janvier dernier, si ce journal anti-religion et anti-morale a été salué par toutes les autorités religieuses et morales de notre pays, si ce journal antimilitariste et anti-policier a réconcilié pour un moment les Français avec l’armée et la police, traditionnellement considérées avec hostilité. Car c’est là exactement le mode de fonctionnement de notre éthique républicaine : l’ordre qu’elle légitime et régit s’y fonde sur le désordre et la contestation permanente, la morale s’y nourrit de l’immoralité ou de l’amoralité et du cynisme, le respect des institutions procède du dénigrement de l’autorité, la reconnaissance des valeurs commence par leur négation, et le plus parfait conformisme se revendique de l’anticonformisme, de la révolte et de l’affirmation ruptrice de l’individu.
Un totalitarisme étayé sur une conception pervertie de la liberté
Cette éthique républicaine, dont nous nous glorifions tant est faite pour les pleutres habitués à marcher docilement au pas dans le rang sans jamais lever la tête et les gros dégourdis sans grand scrupule, pleins d’entregent et prompts à manger à tous les râteliers (dont Philippe Val donne un bon exemple), et elle met sur le carreau aussi bien les naïfs qui y croient que les révoltés de nature qui la refusent catégoriquement. Cette morale républicaine caractérisée par une contradiction fondamentale entre ses origines subversives d’une part, sa fonction sociale de règle de conduite d’autre part, est par nature, incapable de fonder un ordre durable, et il ne faut donc pas s’étonner de son échec face à d’autres cultures. Elle désoriente l’individu, l’écartèle en des orientations opposées, le mène dans des impasses ou sur des fausses pistes et le laisse désarmé face au cynisme des habiles. Elle lui inculque une fausse idée de la liberté, l’incitant à l’exercer contre les éternelles cibles-punching balls que sont la religion, la morale traditionnelle et les conventions sociales, et pervertit en lui le sens du sacré, lui interdisant de critiquer les institutions républicaines et les « autorités » morales (parfois sous peine de sanctions judiciaires ou professionnelles). Et elle l’empêche de trouver les voies de son épanouissement personnel.
Ainsi, le Français moyen se croit libre parce qu’il peut vilipender tous les prophètes de toutes les religions et la morale « bourgeoise » et épouser une personne de son sexe, mais il doit vénérer la République, le service public, l’École (sur lesquels sont reportés le sens du sacré), et, s’il veut créer une entreprise il se voit prisonnier d’une réglementation infernale, contrôlé par une administration kafkaïenne et écrasé de charges et de taxes. L’École, l’État et les pouvoirs publics le conditionnent pour faire de lui un clone bien-pensant républicain, socialisant, écolo et un tantinet gaucho qui, pour cela, doit se considérer comme affranchi de toute tutelle et de tout préjugé. Voilà ce qu’a révélé avec éclat le « sursaut » délirant consécutif au massacre de l’équipe de Charlie.
Oui, décidément, nous sommes Charlie. A n’en pas douter.