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L’éternelle exploitation politique du latin

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L’éternelle exploitation politique du latin

Le projet ministériel d’intégration du latin au collège à des « enseignements pratiques interdisciplinaires » (EPI) mêlant initiation à la langue et notions d’histoire et de civilisation romaines, a suscité l’émoi des professeurs et des défenseurs d’un enseignement de qualité. De fait, on avance encore d’un pas dans la « rénovation » pédagogique du collège à base d’interdisciplinarité brouillonne.

L’enseignement des humanités a toujours été un enjeu social, culturel, et donc politique. Il a constitué la quintessence d’une éducation fondée sur une conception immuable de l’homme léguée par les auteurs anciens. Mise en œuvre par les collèges jésuites à partir du XVIe siècle, cette éducation visa la formation d’élites d’un ordre social pérenne garanti par la monarchie absolue de droit divin. Et elle trouva son aboutissement culturel dans le classicisme français prétendant à l’imitation littéraire et morale des Anciens. Intégratrice, cultivant toutes les nuances de la forme et éludant le fond, accordant la primauté à l’imitation sur l’originalité, préférant le commentaire à l’explication, mais, par là même, dotant les élèves d’un esprit de finesse et de synthèse hors du commun étayé sur une grande capacité de raisonnement et d’argumentation, cette éducation devait rester celle des élites. Remise en cause par les écoles centrales (1795-1802) fondées surtout sur les enseignements scientifiques et techniques, elle fut restaurée par Napoléon dans ses lycées (1802) avec la discipline de fer qui, dans les collèges jésuites, avait contribué à son efficacité, et conserva sa prépondérance jusqu’au milieu du XXe siècle.

Un enseignement de classe aux excès préjudiciables

Tous les gouvernements séparèrent soigneusement cet enseignement de l’élite de celui du peuple, sans latin, fait d’un savoir rudimentaire, spécieux à force de simplisme, et présenté comme un tout cohérent propre à arrêter à point nommé la curiosité et le développement intellectuels des élèves de la communale et à assurer leur domestication morale. De ce point de vue, l’école libre avortée de Lacordaire, de Coux et Montalembert (mai 1831) avait le mérite de décloisonner les deux ordres d’enseignement puisqu’elle se présentait comme une école primaire incluant des leçons élémentaires de latin et de grec.

Ainsi, les humanités devinrent le symbole de l’appartenance à l’élite et demeurèrent l’âme et le cœur des études secondaires. Cette prééminence devint nocive dans la mesure où elle freina le développement des enseignements des sciences et des langues vivantes et empêcha l’adaptation de nos élites à un monde en mutation, engendrant du même coup un déphasage entre une culture universitaire essentiellement littéraire, coupée du réel, et les besoins en connaissances scientifiques, techniques et économiques des sociétés modernes. Et elle fut largement à l’origine de l’inadaptation de notre système scolaire au XXe siècle, et de son débordement par les innovations pédagogistes des années 60 et 70. Elle donna lieu à de justes critiques de la part d’éminents esprits tels Marcellin Berthelot et Edmond Goblot qui dénoncèrent sa fonction conservatrice. Mais elle fut défendue contre vents et marées par tous les ministères. Guizot déclarait, rogue et coupant : « Sans latin on n’est qu’un parvenu en fait d’intelligence », Mgr Dupanloup lançait aux républicains, à la Chambre : « Malgré tous vos efforts, les classes dirigeantes resteront les classes dirigeantes parce qu’elles savent le latin ».

Le latin jouait le rôle d’une barrière sociale, comme l’expliqua Goblot dans son livre La barrière et le niveau (1925) où il affirmait que le signe de l’appartenance à l’élite ne consistait pas tant à « savoir » le latin qu’à « l’avoir appris », et à en avoir conservé un vernis culturel et quelques citations. Toutes les tentatives visant à équilibrer les humanités et les enseignements de sciences et de langues vivantes restèrent vains, et l’enseignement « spécial » (créé par Duruy en 1865) appelé plus tard « moderne » rencontra le dédain des élites. Dans son Ecole des Roches, créée en 1899, Edmond Demolins, quoique catholique, monarchiste et excellent latiniste, repoussa en 4e le début de l’enseignement du latin et accorda aux enseignements scientifiques, techniques et de langues vivantes une place plus importante qu’au lycée d’alors ; il fut critiqué, et son successeur, Georges Bertier restaura la prépondérance des humanités.

Un affrontement politique ayant rendu impossible toute réforme

Aussi, la question de l’enseignement des humanités fut le centre d’un affrontement politique et idéologique entre « démocrates » et conservateurs, et entre partisans de l’adaptation de notre système scolaire au monde moderne, et défenseurs de la culture désintéressée, éducatrice de l’esprit. Tout essai de rééquilibrage (qui impliquait inévitablement la réduction de l’horaire et de l’importance aux examens des humanités) fut perçu comme un pas vers la décadence. Des hommes comme Brunetière, Paul Crouzet, Léon Bérard et Hippolyte Ducos s’opposèrent avec force à toute relativisation des enseignements de grec et de latin, cependant que certains modernistes réclamèrent la quasi suppression de ces matières dans presque tout le second degré (Raoul Frary à la fin du xixe siècle), ou leur réduction (Le Bon).

Dès lors, il fut entendu que notre système scolaire ne pouvait pas se rénover sans sacrifier sa tradition de dispensateur d’une culture humaniste désintéressée pourtant si utile à la formation de l’esprit. Simultanément, la massification des études provoqua l’explosion des sections modernes et la marginalisation des enseignements de latin et grec. Et, de nos jours, une majorité écrasante de bacheliers et de diplômés de disciplines (littéraires compris) de l’enseignement supérieur (agrégés et docteurs inclus) ignorent ces langues. Cependant, notre enseignement massifié est dual et comporte des filières d’excellence, réservées aux meilleurs élèves, en majorité issus des classes aisées, et des sections-impasses, voies de garage ou dépotoirs où se bousculent tous les autres, futurs détenteurs de parchemins-assignats. Et, dans les premières, les humanités restent à l’honneur. En somme, rien de changé dans la dichotomie enseignement de l’élite/enseignement populaire, ce dernier étant désormais intégré à un système scolaire massifié.

Des attitudes caractéristiques de notre école républicaine

Aussi, nos dirigeants veulent en finir avec ce cloisonnement persistant. En cela, le projet de dissoudre les humanités dans des enseignements interdisciplinaires communs à tous s’apparente au projet Darcos (2008) qui visait la suppression des filières, inégalitaires, par l’organisation de l’enseignement en modules et en matières en partie à la carte avec personnalisation du parcours de chaque élève. Ajoutons qu’il permettrait d’économiser des milliers d’heures d’enseignement et donc près de 4 000 postes d’enseignants de lettres classiques.

En somme, ce projet et les réactions qu’il suscite montre le degré d’abaissement de notre institution scolaire. La gauche au pouvoir persiste dans sa lutte partisane contre l’élitisme, cependant que les professeurs défendent avant tout leur pré carré et des postes à pourvoir ou à conserver. Idéologie et corporatismes caractérisent cette imbécile école d’état et son hypocrite méritocratie républicaine.

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