« Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Montaigne donne cette formule pour titre au chapitre 20 du livre I de ses Essais. Les commentateurs expliquent que l’auteur était stoïcien, puisque cette sentence appartient à ces antiques adeptes du suicide. Dès sa deuxième phrase pourtant, Montaigne donne le seul sens raisonnable de ce propos qu’il emprunte à Cicéron : la philosophie doit « nous apprendre à ne craindre point de mourir ». Puis, à la troisième, il écrit : « De vrai, la raison […] ne doit viser qu’à notre contentement et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre et à notre aise, comme dit la Sainte Écriture. » (éd. Villey, p. 81 ; voir mon commentaire dans J’ai vaincu la mort, p. 81 et svtes.) En quelques lignes, le sage gascon rappelle sans détours que, si les païens ont peut-être eu une « culture de mort », il est certain que la religion chrétienne nous propose une culture de vie.
Que penser du contresens sans vergogne des commentateurs ordinaires, si ce n’est qu’il y a déjà bien longtemps que nos intellectuels ont choisi de propager la culture de mort ? Je pencherais pour l’idée que cette malheureuse pensée leur est venue lorsqu’ils ont redécouvert l’Antiquité, c’est-à-dire à cette période qu’ils ont étrangement fait passer pour une Renaissance, ce qui implique que tout le Moyen Âge n’aurait été qu’un long sommeil de la raison, dû – cela va de soi pour ces gens-là – à la prédominance du christianisme. La passion que les romantiques se découvrirent pour les temps obscurs des cathédrales n’a rien changé, car les romantiques, explique-t-on doctement, n’aimèrent le Moyen Âge que parce qu’il était obscur, par goût de toutes ces ténèbres opposées aux Lumières. Bien sûr, cette mirifique Renaissance aboutit à de beaux massacres, car il est logique que la culture de mort fasse mourir en grand nombre ses adeptes, et beaucoup plus vite qu’il n’est prévu par la nature. On aura le même résultat à la suite des Lumières, et encore et toujours à la suite de toutes les grandes proclamations de progrès des Lumières contre l’obscurantisme honni, qu’on ne prend plus la peine de qualifier de chrétien !
Je voudrais dire quelque chose sur le moment où nous en sommes de cette inversion prodigieuse. Nous, c’est-à-dire les Français, mais aussi tous les peuples qui vivent aujourd’hui à l’unisson de notre démocratie issue des « droits de l’homme », car ce mot est devenu le cache-misère de la frénésie de mort.
Nos diaboliques – ils sont possédés, mais beaucoup l’ignorent, parce que leur possession, ruse très moderne du Malin, les rend pour la plupart doux et bénins comme des agneaux – ces gaillards délicats se sont bien rendus compte que le peuple continue envers et contre tout à vouloir vivre ; ils se sont donc armés d’une arme quasi imparable, en particulier auprès des plus simples : la nouvelle science médicale, dont les prouesses feraient reculer la mort. Et ce qu’il y a de terrifiant, c’est qu’en effet cette science fait d’abord reculer la mort : nous sommes soignés et guéris de maladies autrefois mortelles, notre espérance de vie s’allonge presque chaque année. Je dis que c’est terrifiant parce que cette réussite flatteuse nous donne dans l’imagination, qu’elle a bientôt fait de rendre folle. N’y a-t-il pas des gens, et même joliment diplômés, pour croire que nous vivrons bientôt mille ans ?
Mais laissons le délire pour raisonner. Tout le monde sait que nos systèmes de retraite sont en faillite, qu’ils accablent les économies et les menacent de ruines, que les maisons de retraites médicalisées se multiplient pour accueillir les personnes âgées dépendantes, et que ceux qui sont contraints d’y entrer y pénètrent à reculons, car ils savent qu’ils entrent en enfer. Or nous ne produisons que quelques milliers de centenaires. Faites tous les calculs que vous voudrez en faisant l’hypothèse de gens vivant seulement 150 ans, vous serez atterrés par les résultats…
Que répondent les exaltés ? Nous vivrons vieux, mais en bonne santé. Le vieux mythe de la fontaine de jouvence est inusable ! Mais il suffit de remplir son devoir de charité en visitant les vieilles personnes dans les hôpitaux et les résidences de « fin de vie », comme dit l’euphémisme charmant. Aucune sottise ne résiste à ce devoir bien rempli. Seulement voilà, nos diaboliques ont tout fait pour que ce devoir ne soit plus rempli.
La vérité est pourtant éclatante autant qu’effarante : les progrès de la médecine aboutissent à d’immenses camps de mort où l’on parque les vieillards dépendants produits par ces progrès – non pas pour les achever, rassurez-vous bonnes gens ! – mais au contraire pour les prolonger le plus longtemps possible, parce que cet effort rapporte tellement à tous ceux qui en vivent que fabriquer des vieillards est en passe de devenir une industrie de premier plan.
Le revers nécessaire de cette course à la production des vieux, c’est le refus concomitant de transmettre la vie : l’avortement est présentée comme une conquête de la condition féminine, les procédés médicaux pour empêcher la production des enfants sont devenus terriblement efficaces, la mise à mort de tous les enfants qui dérangent est remboursée par la sécurité sociale. Voilà la preuve a contrario qu’il s’agit bien de faire triompher la mort. Philosopher, ce n’est plus apprendre à mourir, c’est apprendre à faire proliférer la mort.
D’ailleurs, nos diaboliques ont trouvé contre la religion chrétienne et son goût de la vie une alliée redoutable dans la religion fanatique des hordes de barbares islamistes. Alors, bien sûr, on gesticule en faisant semblant de vouloir les arrêter et les vaincre, mais en vérité on ne fait rien de ce qui pourrait réellement obtenir ce résultat hautement proclamé. Observez l’étrange mansuétude dont jouissent ces sauvages : un enfant qu’ils ont chassé meurt sur une plage, on se flagelle aussitôt en promettant d’accueillir toute la misère du monde ; pourtant, ces barbares tuent tous les jours des enfants chrétiens, dont la mort n’émeut presque personne, ils mettent en esclavage des fillettes chrétiennes dont bien peu se soucie – sauf à faire de belles proclamations de Rodomont.
Pourquoi cette différence ? Parce que l’enfant a été photographié, on l’a jeté en pâture à l’imagination délirante des dupes que nous sommes devenus.
C’est bien l’imagination qui est devenue folle, et en la rendant folle, on a rendu les hommes incapables de penser. Car nous avons besoin de bien imaginer les choses sur lesquelles nous sommes amenés à penser, de se les représenter correctement si nous voulons ensuite raisonner correctement. Or, l’art de la photographie et du cinéma, par sa prolifération cancéreuse autant que par le fait qu’il permet tous les truquages, cet art agit comme une drogue sur la faculté imaginante, il l’abreuve de fantômes et de fantasmes, l’empêchant d’avoir accès au réel.
Tout se résout donc à un problème de formation des esprits, alors que notre société s’est fait une spécialité de la déformation des esprits. C’est pourquoi les braves gens qui nous mènent au mouroir ont pris le pouvoir à l’école, afin d’enseigner, entre autres balivernes, que Montaigne était stoïcien ou épicurien, mais certainement pas chrétien, ce qui serait trop abominable quand même ! Il a écrit le contraire ? Qu’importe, pourvu qu’on fasse imaginer aux jeunes élèves qu’écrire le contraire de ce qu’on pense est une figure de rhétorique, rendue nécessaire par la censure de ces temps-là, qui heureusement a été supprimée depuis !
Dieu nous garde de la rhétorique des pédagogos !