Cette question récurrente qui remue les médias ces jours-ci, comme toute question floue obtient des réponses diverses, contradictoires et notoirement insuffisantes eu égard à l’importance de ce qu’on appelait autrefois les « humanités ».
La question est mal posée pour deux raisons. Première raison : le verbe « servir », en particulier dans le domaine de la connaissance, revêt plusieurs sens possibles et, en l’occurrence, les diverses réponses apportées n’obéissent pas aux mêmes critères selon la manière dont a été entendue la question. D’où leur cacophonie. Deuxième raison : la notion d’utilité, liée à celle de besoin, varie selon sa localisation dans l’espace et dans le temps, les besoins étant eux-mêmes fonction de l’évolution ou du progrès desdites connaissances et des applications qui en procèdent, lesquelles œuvrent à satisfaire toujours plus complètement les besoins. Troisième raison : Les besoins diffèrent selon les individus, leur tempérament, leur implantation sociale. Il y a donc nécessité, lorsqu’on parle d’utilité et de service, d’en préciser les paramètres géographique, chronologique, collectif, individuel. «Où, à qui et à quoi sert le latin aujourd’hui ? » apporterait déjà un peu de clarté au débat.
Mais il convient d’abord de distinguer les différentes significations de la locution « servir à » dans le domaine de la connaissance. On comprend sans peine que la nature d’une connaissance détermine son utilité. Si je manque d’appétit, si mon instinct ne me pousse pas à m’alimenter, savoir que la nourriture est indispensable à la vie m’incitera néanmoins à pourvoir à ce besoin : connaissance d’utilité vitale. Si je dois me déplacer rapidement, savoir conduire une automobile me sera d’un certain secours : connaissance d’utilité pratique.
Si j’éprouve un plaisir spontané à contempler un tableau, si je savoure le choix et la juxtaposition de ses couleurs, l’équilibre de ses formes, le mouvement de ses lignes, je multiplierai, approfondirai et intensifierai mon plaisir par la découverte d’autres tableaux, d’autres peintres, par l’étude de l’histoire de la peinture et de ses techniques : connaissance dépourvue d’utilités vitale ou pratique, donc « désintéressée » mais génératrice d’une satisfaction plus ample, incommensurablement plus durable, de l’ordre de l’existentiel et du spirituel, et qui participe autant du bonheur que du plaisir. À quoi il faut ajouter une autre forme d’« utilité » : l’accès que m’offrira cette connaissance à la communauté des personnes qui bénéficient du même savoir, des mêmes satisfactions esthétiques et intellectuelles ; c’est-à-dire que mon insertion sociale, voire professionnelle, s’en trouvera facilitée. En quoi une connaissance « désintéressée » peut aussi se révéler d’utilité pratique.
De même, si je suis expert-comptable ou pilote de chasse, pourquoi m’intéresserai-je à la structure intime de la matière où aux théories de l’Évolution ? Cela peut-il me servir dans mon activité ? Non, à l’évidence. Mais si je me plonge dans ces études, cela m’aidera considérablement à comprendre le monde où je respire et à m’y situer. Donc, je tâtonnerai un peu moins dans l’obscurité, je vivrai globalement plus à l’aise : j’élargirai mon périmètre de liberté, je progresserai dans l’ordre de l’intelligence, objectifs non moins précieux que les solutions apportées à ma spécialité professionnelle.
Si maintenant on revient à la question du latin et de son utilité, que peut-on dire à la lumière des remarques précédentes ? Reprenons dans un ordre plus rationnel la question à triple entrée, telle que nous avons envisagé de la poser pour la rendre moins floue. Afin d’établir à qui et où un instrument peut se révéler utile, il convient d’abord de savoir à quelle tâche il est destiné : « À quoi, à qui et où sert le latin aujourd’hui ? » Ce sera notre « schème de l’Éducation latine » comme il y a en théorie de la Communication le schème de Lasswell.
1) À quoi ? L’apprentissage du latin en France a subi de notables évolutions à travers les âges, depuis son usage exclusif en Sorbonne, dans les sciences, les lettres et la transmission du message philosophique et religieux. Au début du XVIIe siècle, le latin pour un Descartes était encore une langue quasi vivante dans laquelle il s’exprimait aussi aisément qu’en français. Le passage, peu à peu, de ce statut de langue savante usuelle au statut de langue « morte », opéré entre le XVIIe et le XIXe siècle, a modifié en profondeur les critères d’utilité du latin. Ils ne sont plus les mêmes pour Chateaubriand et Victor Hugo, qui continuent pourtant à lire à peu près couramment Sénèque et Virgile, et pratiquent la citation latine sans recourir au dictionnaire.
Le latin, pièce maîtresse des « humanités », était devenu l’étalon et en somme le garant de la culture. Surtout, sa pratique permettait au lecteur de jouir directement de ses beautés, de sa force, sans passer par des traductions toujours inférieures à l’original. Hélas, mis à part quelques érudits, cette pratique a disparu. L’apprentissage de la langue a dû notablement se raccourcir, conséquence de l’enrichissement du savoir en d’autres domaines, notre capacité d’accueil n’étant pas extensible à volonté.
Par chance, l’utilité du latin ne se borne pas à un plaisir réservé à quelques esthètes doués. Sa connaissance et les rudiments de sa pratique jouent un autre rôle. Ce rôle, nous le verrons, demeure d’actualité. Hormis la satisfaction de plus en plus rare de le lire « à livre ouvert », qu’en est-il des fonctions remplies par un usage même modéré du latin et encore utiles, voire indispensables aujourd’hui ?
Nous en distinguerons principalement trois. A) La première se rapporte à notre propre langue, si nous la souhaitons maîtriser ; B) la seconde prend en compte le niveau de familiarité avec notre culture et notre passé ; C) la troisième, plus générale, concerne les capacités analytique et synthétique de notre cerveau.
- A) Vérité d’évidence : L’usager d’un lexique sorti, mettons à 80%, d’une autre langue, trouvera profit à connaître la « langue mère », non seulement en raison des vocables existants mais aussi des termes nouveaux, puisque le langage scientifique ne cesse d’en créer, du grec à travers le latin ou directement du grec. Le rapprochement d’un mot, surtout de formation savante, avec son étymon antique évitera d’inutiles interrogations sur son sens. Il écartera de la phrase des associations saugrenues dont le locuteur privé de racines n’apercevrait pas l’absurdité. Si les inventeurs de l’autobus avaient eu quelque teinture des deux langues « mortes », ils n’auraient pas accolé le grec αủτό au latin omnibus et créé de la sorte une chimère étymologique. De même, l’orthographe et la prononciation sont grandement facilitées par une remontée à l’origine. Prenons « Œdipe » : Οἰδίπους, à travers le latin Oedipus (Oédipus), puis Œdipus (Édipus) ne saurait donner Eudipe comme on le prononce en bas-français contemporain, mais Édipe.
- B) La culture et l’histoire des peuples européens, aussi différentes qu’elles soient selon les nations, n’en sont pas moins reliées à un passé commun, comme des branches à un tronc nourricier : le monde gréco-romain. Et ce passé qui est le nôtre, cet héritage dans quoi s’enracine notre identité, à l’exception de quelques édifices à demi écroulés nous a été transmis à travers la langue latine. Faut-il rappeler qu’une part de ce que nous savons de « nos ancêtres les Gaulois » provient du De bello gallico ? Quel meilleur intercesseur que le latin pourrait nous dire pourquoi nous sommes ce que nous sommes, et non pas autres ? Être dépossédé du latin, c’est être amputé d’une partie de nous-mêmes.
- C) Les deux exercices du thème et de la version, quand on en examine les mécanismes, apparaissent comme des instruments de tout premier ordre pour former et développer plusieurs facultés mentales. Le « thème » fait appel à la logique et à l’esprit d’analyse comme l’étude des mathématiques, en y ajoutant ce qui manque à celles-ci pour certaines intelligences rebelles à l’abstraction pure : l’épice forte du concret. D’autre part, comme la création artistique, la « version » sollicite l’esprit de synthèse et l’imagination.
L’exercice appelé « thème » consiste, on le sait, à transposer en une autre langue un texte écrit dans la langue maternelle. Il y faut donc manier un double vocabulaire, ce qui n’exige pas d’effort particulier si l’on dispose d’un dictionnaire, et seulement un effort de mémoire dans le cas contraire. La difficulté qui oblige l’esprit à vraiment « travailler » le passage du français au latin est la très grande disparité des deux syntaxes. Pour résoudre chaque difficulté on doit non seulement posséder l’ensemble de leurs règles, mais en approfondir le sens au cas par cas ; on doit analyser chaque cas particulier pour y constater la règle de départ, puis y appliquer la règle d’arrivée. Aucune des langues vivantes communément enseignées en France, non plus que le grec ancien, n’offrent une telle dissemblance avec la nôtre, ni par conséquent ne proposent un pareil outil de formation analytique et logique.
Quant à la fameuse « version latine » qui fit le bonheur et le désespoir des élèves du temps jadis, elle offre un terrain de choix pour exercer et développer les qualités d’expérience, d’observation et d’imagination en germe dans les jeunes esprits, car elle oblige à appréhender d’abord de manière virtuelle et approximative le contexte, par une confrontation toute personnelle de repères dispersés dans le texte (esprit de synthèse), pour y insérer les éléments perçus comme les plus plausibles au regard de la signification générale, entraperçue, du texte à traduire. Par l’écart syntaxique entre les deux langues, par la transmutation de la densité économe de l’une en la richesse nuancée de l’autre, par les tentatives de donner l’équivalent du mouvement et des couleurs d’un récit, d’un état d’âme ou d’une pensée, l’exercice de version latine est déjà le début d’une création littéraire. En outre, plus il avancera dans son travail, plus le jeune traducteur s’étonnera de la ressemblance des passions et des comportements ancestraux avec les nôtres : il entrera avec émerveillement dans ces palais de marbre et de pourpre, cet empyrée de dieux jaloux et de nymphes diaphanes, comme chez lui. Il y verra la preuve que l’homme en sa nature, si l’on veut bien ne pas s’arrêter à l’écume des choses, n’a pas plus changé depuis Cicéron que depuis Shakespeare ou Molière ; et que pour cette unique raison les mots des Romains nous émeuvent encore.
2) À qui ? Les considérations précédentes conduisent à penser que l’apprentissage du latin ne doit nullement être réservé à une minorité d’élèves destinés par leurs qualités intellectuelles à des activités d’ordre littéraire ou professoral. Tout enfant au départ de sa vie scolaire mérite d’être muni d’un instrument susceptible d’affermir sa propre langue (son principal instrument de pensée et de communication), de l’aider à se connaître lui-même à travers l’histoire de sa culture (Nosce te ipsum : connais-toi toi-même = connais ta propre identité), et d’aiguiser ses facultés de raisonnement.
On objectera peut-être que les enfants de l’immigration n’ont pas pour vocation de remonter à César à travers les Gaulois, objection bien irréfléchie si l’on désire qu’ils s’intègrent à la société française. Comment s’intégrer sans faute ni faux-semblant à une communauté nationale dont on ignore les origines et l’héritage ? De surcroît, l’histoire de l’empire romain nous enseigne à quel point le passé extra-européen est lié à celui de l’Europe, ce qui rattache nos immigrés au même socle historique et justifie aussi pour eux un passage obligé par la voie latine.
Ainsi, tous les enfants de toute origine auraient intérêt à se voir proposer l’étude du latin. Leur parcours ultérieur permettrait de distinguer parmi eux ceux qui la poursuivraient jusqu’au terme. Et puis, à ceux qui l’abandonneraient en cours de route il resterait toujours quelque chose. S’ils n’aperçoivent pas d’eux-mêmes les avantages à tirer de cette étude ‒ comment le pourraient-ils ? Leurs parents ont eu le crâne tambouriné de l’opinion inverse ‒, c’est au corps enseignant de le leur expliquer.
3) Où ? Pourquoi cette question puisque, nous le savons bien, c’est à l’intérieur de nos frontières qu’en ce moment risquent de mourir une seconde fois les langues « mortes ». Aurait-elle eu un sens aux temps d’un plus étroit cloisonnement des cultures ? Les continents dépourvus de contact historique avec le latin n’avaient nul besoin de s’y référer et, encore aujourd’hui, il ne semble pas que la Chine profonde ou les aborigènes d’Australie y trouvent la moindre utilité. Mais l’extension multilatérale des échanges au niveau planétaire (ce qu’on appelle « mondialisation », terme à connotations diverses, à éviter dans le cours d’une réflexion hors idéologie) cette extension fait qu’aujourd’hui, portée par le vecteur occidental, une référence universelle à la langue des Romains, à leur histoire, à leurs coutumes, est devenue réalité quotidienne, voire populaire et ludique. Cf. les séries télévisées, films de cinéma, documentaires, docufictions sur l’histoire de Rome, principalement anglo-saxons et circulant sur tous les écrans de la planète ; les albums d’Astérix vendus partout dans le monde ; la vogue actuelle de l’anglo-américain (et par conséquent de ses racines pour moitié latines) en matière informatique, scientifique, économique, financière.
Si donc la connaissance du latin est d’une utilité démontrée, c’est aujourd’hui dans l’ensemble des nations de tous les continents, développées ou en cours de l’être, et non plus seulement comme autrefois sur certaines portions du globe nourries ou traversées par la culture occidentale. Puisque nous abordions la question de l’« envahisseur américain », il est remarquable à cet égard que les références directes au latin dans la langue courante soient plus fréquentes aux États-Unis qu’en France, à qui il arrive de les adopter ensuite par psittacisme (versus, junior, senior, ratio, data, id est, focus, etc. : il s’agit alors de « latino-anglicismes »).
De ces diverses constatations on inférera aisément que, le latin étant en passe de devenir une langue et une culture de référence à l’échelle mondiale, en priver les petits Français serait faire preuve de cette clairvoyance très particulière des décisionnaires français, toujours à l’œuvre en quelque secteur que ce soit dès qu’il s’agit d’entrer dans l’avenir comme le voulait l’ironie valéryenne : à reculons.