Editoriaux
Organisations Négligemment Gavées
À Gaza, le Hamas détourne l’argent des subventions, d’où qu’elles viennent, pour construire un réseau souterrain et de petites manufactures d’armes.
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Histoire. Définir la nation est une tâche passionnante et difficile : que retenir de ce qui la constituerait ? Un territoire, des institutions, une économie, une réalité sociale… En définitive, ce qui la définit aujourd’hui est ce à quoi elle permet de s’opposer : le totalitarisme libéral.
Un ouvrage récent¹, consacré à la célèbre conférence d’Ernest Renan donnant sa définition de la Nation, a rappelé toute la difficulté de bien comprendre le mot aujourd’hui. En 1882, la question posée par Renan était nette, sans équivoque possible. Il s’agissait alors d’asséner un coup fort à la prétention germanique de disposer du mot à son profit. Il en découle une définition à la fois volontariste et historique de la Nation, une définition « politique ». Pourtant, malgré son éloquence le maître de Tréguier ne clôtura pas le débat. Le mot ne se laissa pas saisir si facilement comme le rappelle en son temps Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel :
L’idée même de Nation ne se laisse pas capturer aisément. Le fait naturel qui constitue (les nations), leurs principes essentiels, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d’un peuple et les générations entre elles, n’est pas, dans les diverses nations, de même nature. Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts instituent diversement l’unité nationale d’une agglomération humaine organisée.
L’étymologie se réfère à l’idée de naissance, d’une origine commune, mais cela ne rend compte que d’un aspect de cette réalité complexe. Renan s’oppose à la version ethnique allemande (ou oligarchique anglaise) qui, à la différence de la France, ne suppose pas dans un premier temps un territoire et des frontières bien établis : « l’Allemagne ? Mais où est-elle ? » s’interrogeaient en 1797 Goethe et Schiller dans leurs Xenien.
La version française de Renan donne une première définition spirituelle de la Nation qu’il articule sur les deux temps du passé et du présent. Le passé, c’est le riche legs des souvenirs partagés, le second temps est celui du consentement, le désir de vivre en commun, principe hautement politique mais qui se sépare de toute construction utopique ou désincarnée car ce désir est fondé sur la volonté de faire fructifier l’héritage reçu en indivision. Plus tard, Barrès y insuffle le sentiment (« l’énergie ») nécessaire au dépassement des intérêts particuliers (la Nation est définie comme bien commun) et pour affronter la compétition entre les nations européennes qui se manifeste dans la seconde partie du XIXe siècle. Jaurès se reconnut dans cette synthèse.
Comme construction politique, la chose est moins assurée. Renan parle de « plébiscite de tous les jours » (un RIC ?). C’est sans doute Charles Maurras qui, évoquant l’idée de Nation appliquée à la France, établit de façon nette un lien fort avec l’État, un lien autant historique que nécessaire. Maurras n’a jamais fait de la Nation un absolu². Dans la masse de ses écrits, il emploie de façon indifférente le mot « patrie » et le mot « nation ». La Nation, chez Maurras est une modalité historiquement déterminée par la nature sociale de l’homme ; c’est aussi une hiérarchie, également sociale, celle des compétences éprouvées par l’usage. Ainsi construite, la Nation est la réalité politique la plus élevée. Mais la Nation est, aussi, la clé de voûte des réalités économiques et sociales plus petites, ces réalités qui assurent l’enracinement des petites communautés et préservent la paix civile. On est loin de la définition jacobine qui s’est imposée depuis plus de deux siècles. Mais ce chef-d’œuvre de construction politique qu’est la Nation ne peut être désincarnée, et Maurras de conclure qu’elle ne peut se concevoir hors de la monarchie qui l’a créée.
Un autre chemin est la coïncidence entre la Nation et l’État opéré par De Gaulle dans les Mémoires d’espoir, le Renouveau, où les deux mots sont souvent interchangeables. C’est l’esprit que l’on retrouve dans la constitution de 1958. Dans sa rédaction, la volonté commune s’incarne dans la puissance de l’action publique. Tout cela est préfiguré par le juriste Raymond Carré de Malberg : l’État devient la personnification juridique de la Nation. C’est même le début de son premier chapitre de sa célèbre Contribution à la théorie générale de l’État (1920). L’État-Nation est une réalité historique qui n’existe que grâce à une réalité juridique, un pacte constitutionnel ou plutôt « une idée constitutionnelle » qui, selon l’historienne Odile Rudelle, est bien antérieur à la République³.
Mais y aurait-t-il un cas d’espèce français singulier ?
Ailleurs, en Europe, il n’y a pas toujours d’identité entre la communauté nationale et la communauté de l’État. La première se construit principalement autour de la langue, d’une religion ou d’une culture commune. Certaines nations sont longtemps restées sans État, comme les nations polonaise, finlandaise ou tchèque (encore que ces exemples ne furent pas dépourvus d’institutions propres durant une grande partie de leur histoire). La Belgique est née, entre autres, d’une identité catholique tenant à distance le calvinisme batave et le néo-jacobinisme français. On connaît le destin de l’Irlande qui exporta pour survivre une partie de son peuple, créant sur d’autres continents des « petites Irlandes ». La synthèse État-Nation ne fut pas toujours aisée ; l’Allemagne est un état de naissance tardive et de vie chaotique ; l’Italie inscrit sur son berceau la phrase de Cavour : « L’Italie est faite, il reste à faire les Italiens ! »
Il existe des exemples d’États multinationaux : l’Autriche-Hongrie de 1868 à 1918 ; la Russie impériale ; l’ancienne Yougoslavie (la monarchie de 1919, puis la Yougoslavie communiste). L’Union soviétique, emboitant paradoxalement les pas du culturalisme allemand privilégiant la langue comme catalyseur, reconnaissait fédérer 108 « nationalités » dans le recensement officiel de 1959. Les communistes contournaient à leur profit les conceptions ethnolinguistiques du XIXe siècle, Staline ayant expliqué en 1950 qu’à la différence de la culture, la langue n’est pas une superstructure mais un outil de communication nécessaire à la construction de la société socialiste. Depuis 1991 (comme en 1919), le modèle de l’État–Nation, forgé en 1848, prévaut en Europe, même si des forces centrifuges subsistent chez certains (Espagne).
Inversement, des États contemporains ont existé avant que ne surgisse une quelconque réalité nationale (on pense à ceux issus de la colonisation). À bien des égards, les États-Unis ou le Canada ont connu ce passage. Il faut parfois une expérience collective douloureuse pour manifester puis cimenter la volonté de vie commune conçue comme une émancipation. Ainsi la Première Guerre mondiale fut pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande un acte de naissance : avec l’engagement du corps expéditionnaire des ANZAC, par le combat et le sacrifice de ses hommes, ces pays ont cessé d’être des colonies, c’est-à-dire des territoires et des populations inférieurs en droit et en esprit.
Quoi qu’il en soit, le cas français qui, avec Renan, est à la recherche du modèle parfait de « l’État nation », est soutenu par trois piliers qui fondent une communauté : un territoire, une organisation politique (les institutions), une histoire. Un quatrième pilier est identifié : la nation est aussi une sociologie. Nous revenons ici à la nation comme clé de voûte des « petites réalités sociales » dont la famille est un atome comme le soutenait Le Play (qui meurt en 1882). Ainsi, composée d’une culture riche – linguistique, religieuse, géographique, philosophique, ethnographique –, la Nation établit, selon Renan, la concorde, c’est-à-dire la paix civile, le bien le plus précieux. La feuille de route est écrite, il est de la mission des gouvernants de faire fructifier l’héritage.
De ce point de vue, la fin des guerres de religions en France fut exemplaire. Henri III assure la légitimité du pouvoir politique en faisant le choix de la légitimité dynastique en 1588 par le meurtre de Blois (l’assassinat du duc de Guise) et la reconnaissance d’Henri de Navarre comme successeur. Henri IV rétablit la concorde et l’édit de Nantes lui donne un cadre juridique. Richelieu, enfin, sanctuarise le territoire et son œuvre est achevée par Vauban qui épargne à la France un siècle et demi d’invasions : un État souverain, un droit, un territoire.
À l’édifice on peut ajouter, pour la période plus contemporaine, un cinquième et dernier pilier : une économie, avec ses mécanismes d’échanges (liens de production, liens marchands, monnaie, règles du travail et du commerce) mais aussi ses solidarités avec la mise en place d’une économie de services propres à l’État-providence née de l’éloignement forcé de l’Église (enseignement, fonctions hospitalières et charitables) et de l’élargissement considérable du périmètre de
l’action de l’État à partir des années 1930.
C’est cet ensemble qui établit la communauté nationale moderne. Mais les défis actuels, ou les dangers, comme on voudra, ne sont pas moins conséquents que ceux d’autrefois.
Dans le cas français, ce qui est menacé aujourd’hui c’est l’ensemble de ce qui fonde la Nation selon Renan : l’État dans ses prérogatives souveraines (sous l’effet des normes supranationales à commencer par celles de l’Union européenne mais aussi de la dissolution de la capacité de sa monnaie), la sociologie (les migrations importantes et durables, un chômage historique détruisant la sociologie du travail), la géographie (l’uniformisation et le saccage des paysages), la culture (un « art » de l’éphémère soumis à la spéculation, une langue malmenée) et l’histoire (avec le rejet du « roman national » et le mépris pour le patrimoine.)
Le contre-modèle, c’est celui promu sur la côte Est des États-Unis et en Californie, théorisé par les livres déjà jaunis de la philosophie « postmoderne » : une société « globale » atomisée, associant des communautés dont le souci, pour leur survie, est l’hédonisme de l’instant ; une tyrannie des minorités associées garantie par un puritanisme d’État gardien du nouvel ordre moral ; un marché mondial où les échanges entre les hommes sont avant tout commerciaux. Le communisme est mort en 1991 (sauf en Chine, à Pyongyang et sur quelques bouts de terres tropicales) mais l’idéologie totalitaire de « l’homme nouveau » est toujours d’actualité, promu cette fois par la « démocratie libérale » assurant le contrôle des mots et des mœurs de la nouvelle société. La Nation en est un des derniers pare-feu, c’est du moins ce que ressentent aujourd’hui beaucoup de peuples européens.
Légende de la photo : « Les empires ne se conservent que comme ils s’acquièrent, c’est-à-dire par la vigueur, par la vigilance et par le travail. » Mémoires de Louis XIV pour l’instruction du Dauphin