S’il est un vain débat, c’est bien celui qui oppose les défenseurs de l’« école républicaine » aux tenants de l’école « pédagogiste ». La seconde est la fille de la première, une tentative pour lui faire tenir ses promesses égalitaires.
Les Freinet, Oury, Meirieu, ces chantres du pédagogisme, ont toujours été des républicains convaincus. Quant aux fondateurs de l’école républicaine, ils ont tous nourri des préoccupations pédagogiques visant à mettre le savoir à portée de toutes les intelligences. Meirieu n’a eu aucun mal à exhumer un discours de Jules Ferry, du 2 avril 1880, recommandant une pédagogie non magistrale, incitant l’élève à élaborer son savoir grâce à l’étude de documents.
Ferdinand Buisson, le maître à penser de notre actuel ministre de l’éducation nationale, fait le lien entre les deux écoles, celle qui se dit républicaine et celle qui se dit pédagogiste. Cofondateur de l’école primaire laïque avec Ferry, directeur de l’enseignement primaire (1879-1896), il fonda la Revue pédagogique de la France et de l’étranger (1882) afin de promouvoir les méthodes les plus modernes. à la fin de sa vie, il fut l’un des promoteurs de l’école unique, matrice de la loi Haby du 11 juillet 1975, instituant le trop fameux collège unique.
Souci de revanche sociale
Dans le Bulletin de la Ligue des Droits de l’Homme de mai 1914, Buisson entendait réaliser une révolution culturelle et sociale par la massification du secondaire et ainsi, « inaugurer un régime d’éducation égalitaire qui ne sera pas le dernier mot de la révolution sociale, mais pourrait bien en être le premier ». Tout est dit dans cette phrase. Il ne s’agit pas d’adapter l’école aux nécessités du monde moderne tout en donnant à chacun une chance de promotion. Il s’agit de subvertir l’ordre social en dispensant à tous un enseignement élitiste. Le drame de la conception française de l’école réside dans ce souci obsédant de revanche sociale. Les Français ont considéré que la seule justice sociale concevable consistait à niveler la société d’ordres d’Ancien Régime en faisant de tout un chacun un aristocrate potentiel grâce à l’ingestion d’un tel enseignement. De cette incapacité à comprendre le présent et à prévoir l’avenir découle l’inadaptation foncière de notre système scolaire et sa crise actuelle.
Quand on a fait de l’école la seule chance de reconnaissance de leur dignité et de promotion pour les individus, il est naturel que ces derniers cherchent à l’investir en masse et y parviennent à terme. D’autant plus que notre démocratie, à la différence de ses homologues occidentales, résulte d’une révolution qui a proclamé solennellement l’égalité universelle de tous les hommes et a comporté une phase égalitaire (juin-1793-juillet 1794), source d’inspiration des fondateurs de la IIIe République.
Une équation fatale
Aussi, c’est à tort que les défenseurs de l’école républicaine font observer que l’égalité promise est seulement celle de la dignité et des droits, en aucun cas celle des situations sociales et de la considération liée à elles. Renvoyons-les au discours à la Chambre du 29 janvier 1891 dans lequel Clemenceau définissait la Révolution comme un « bloc » à accepter ou rejeter totalement, refusant ainsi d’en réduire le legs à ses phases constituante, girondine ou dantoniste et l’étendant à Hébert, Robespierre et Babeuf. Et l’école est, aux yeux de tous les républicains, la matrice de cette démocratie égalitaire édifiée grâce aux lumières de l’instruction dispensée à tout un chacun et propre à lui permettre d’user sainement de sa raison.
Et ici, nous atteignons le cœur du problème, qui siège dans les fondements éthiques de l’école républicaine. Celle-ci dépouille l’homme des éléments singuliers de son être et de son histoire, de sa famille, de sa culture, pour n’accorder d’intérêt qu’à sa raison qui, seule, revêt une dimension universelle et lui confère la dignité. Et la raison, c’est l’intelligence. Et qu’est-ce qui éduque et affine l’intelligence ? La connaissance, ainsi que nous l’a appris Condorcet. D’où cette équation fatale : dignité=raison=intelligence=savoir académique=titres universitaires. C’est l’intelligence, donc le savoir, qui constitue la dignité de l’homme, le savoir abstrait validé par l’école d’état. C’est l’état lui-même qui sanctionne la dignité et la valeur des hommes sur le critère de leur aptitude à réussir à des examens scolaires. Les plus scolairement doués seront reconnus comme les plus dignes et les plus intelligents ; les autres, citoyens de seconde zone, jouissant d’une dignité, d’une intelligence et d’un savoir moindres.
A l’école d’état, les Français ont le sentiment de jouer non seulement leur avenir social, mais, plus fondamentalement, leur dignité. Cela explique pour une large part la course aux études les plus gratifiantes. Et, la promesse républicaine d’une société égalitaire aidant, longtemps confortée par la vulgate marxiste diffusée dans toute la société, ils ont réclamé une école assurant le succès de tous en lieu et place de l’école élitiste présentée – non sans raison d’ailleurs – comme une école de classe, sans vouloir voir que l’absence totale de sélection rendait impossible la promotion individuelle par les études. Autrement dit, l’ « école républicaine » pâtit, d’une part, de la contradiction existant entre les promesses républicaines d’avènement d’une société égalitaire et sa fonction naturelle de reproduction de la hiérarchie sociale (et de chance d’ascension sociale, la fameuse « méritocratie républicaine ») ; d’autre part, de sa vision étroitement rationaliste de l’homme qui l’amène à confondre dignité, raison, intelligence, savoir académique, diplômes et situation sociale.
Une utopie égalitaire
Liée dès la Révolution à l’idéal utopique de l’édification graduelle d’une société égalitaire, l’école, en France, a été dès le début un enjeu politique majeur propre à porter à incandescence les haines de classes et les passions idéologiques et partisanes. La longue dichotomie école primaire du peuple/Université de l’élite, rendue sensible par le monopole et le caractère centralisé de l’institution scolaire d’état, a accentué les clivages sociaux, culturels et politiques et poussé jusqu’à la folie les revendications (légitimes au départ) de démocratisation des études. Et, la gratuité des études laissant subsister les effets des inégalités de naissance, il fallut adapter les méthodes d’enseignement aux nouveaux publics, privés d’héritage culturel. D’où les pédagogies non directives, grâce auxquelles l’élève « construit » son savoir. D’où la diversification des filières, des cursus. D’où un enseignement de plus en plus personnalisé, à la carte.
Par ses principes mêmes, la conception « républicaine » de l’école a perverti dans le sens d’une utopie égalitaire le rôle normal de l’enseignement qui consiste à instruire la population, à former une élite et à donner à l’individu une chance de promotion grâce aux études. Le pédagogisme est son aboutissement naturel. Il est absurde de voir en elle un antidote à celui-ci.