Depuis votre livre L’Énigme algérienne – Chroniques d’une ambassade à Alger, vous intervenez régulièrement pour donner votre avis sur les relations franco-algériennes. Qu’est-ce qui motive votre engagement ?
Comme je l’ai dit dans L’Énigme algérienne et comme je le répète dans mon nouvel ouvrage, France-Algérie, le double aveuglement, le dossier algérien est à la fois un dossier de politique étrangère et de politique intérieure française : on le voit bien en ce moment avec ces problématiques d’immigration, d’islam, d’OQTF, de Frères musulmans, etc. Je pense que nous sommes totalement aveugles vis-à-vis de l’Algérie depuis de nombreuses années. Alors, on peut parler d’aveuglement, de naïveté, de complaisance, de repentance, mais peu importe le mot : nous manquons de lucidité vis-à-vis de l’Algérie.
Pour votre deuxième ambassade, de 2017 à 2020, Emmanuel Macron venait d’être nommé président. Il y avait déjà à l’époque, de la part du gouvernement algérien, des manifestations assez hostiles envers le gouvernement français.
Je dirais que ça a toujours été plus ou moins le cas, s’agissant de l’Algérie, et que dans le fond, en 2017, il y a eu la politique des différents gestes, du candidat d’abord, du président de la République ensuite, et que l’Algérie n’a pas renvoyé l’ascenseur : non seulement le pouvoir algérien n’a pas renvoyé l’ascenseur mais je crois qu’il a bien pris la mesure de l’aveuglement de notre président et de la cécité française vis-à-vis de l’Algérie.
Est-ce que vous-même, entre 2008, date de votre première ambassade, et 2017, vous avez évolué sur la question algérienne ?
Oui, c’est surtout mon deuxième séjour, avec ses difficultés propres, les pièges qu’ont voulu me tendre les Algériens, les petites ou grandes humiliations qu’ils ont voulu m’infliger, et à travers moi, à la France, qui m’a montré la vraie caractéristique de cette relation et la dangerosité de ce régime.
On a l’impression que le gouvernement algérien justifie toutes les difficultés du régime par le recours obsessionnel à la France, qu’il lui faut accuser la France pour expliquer l’état du pays. Les Algériens sont-ils capables de changer ?
Ils changeront quand le système changera. Parce que tant que le système politique algérien fonde sa légitimité sur le discours anti-français, sur la rente mémorielle, comme a dit le président de la République lui-même, il n’y a pas de raison que ça change. Ils continueront à employer et à utiliser ce discours, même si à nos yeux il paraît complètement démesuré, et même farfelu. Mais à force de le répéter dans les manuels scolaires, dans la presse, à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux, etc. , et d’inoculer, j’assume le terme, inoculer ce discours critique ou haineux vis-à-vis de la France, ça finit par prendre dans la population.
Emmanuel Macron a en effet employé les mots de « rente mémorielle ». Mais le reste de son action a l’air d’être déconnectée de l’analyse qu’il avait faite.
Oui, c’est cet aveuglement dont je parle. Il y a eu une très brève phase de lucidité, si je puis dire, dans deux quinquennats, en octobre 2021. Le président de la République a parlé de rente mémorielle, de falsification de l’histoire, du système politico-militaire algérien, des expressions très fortes. Mais le reste de son action est dans la continuité de son tout premier discours : la colonisation crime contre l’humanité, la reconnaissance des crimes commis par la France, etc. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas faire ces gestes mais on ne peut pas réduire une politique étrangère, une diplomatie vis-à-vis d’un pays comme l’Algérie, à un discours mémoriel.
On ne peut d’ailleurs pas réduire l’histoire de la colonisation à des répressions, à une histoire atroce, c’est une falsification. L’Algérie elle-même n’existe que grâce à la colonisation française. Peut-on espérer une autre politique de la France vis-à-vis de l’Algérie ?
La droite et la gauche, en France, ont toujours manqué de lucidité vis-à-vis de l’Algérie. La gauche se souvient de la Guerre d’Algérie, de la bataille d’Alger, des condamnations à mort – même si François Mitterrand était alors ministre de la Justice –, des paroles de François Mitterrand, devenu président de la République, au moment de l’arrêt du processus électoral algérien en 1991, disant qu’il fallait permettre au processus électoral de se prolonger et donc d’avoir les islamistes au gouvernement, d’une certaine façon. Ces souvenirs sont autant de remords et conduisent la classe politique de gauche à être aveugle et à s’auto-censurer parce qu’elle veut se faire pardonner nos « mauvaises actions ».
Mais du côté de la droite, c’est la même chose, parce qu’il y a le souvenir de De Gaulle, le souvenir du « je vous ai compris », de l’ambiguïté de la politique du général et du retour des Pieds-Noirs et des Harkis en 1962. Tout ceci mis bout à bout fait que la droite comme la gauche, et donc la classe politique dans son ensemble, fait preuve d’une certaine complaisance vis-à-vis de l’Algérie.
Il y a un événement récent qui donne la mesure de cette complaisance, c’est la détention en Algérie de Boualem Sansal. Le président de la République, qui d’habitude est prolixe, est singulièrement discret, voire muet, sur cette affaire.
On peut mettre cette discrétion sur le compte de la diplomatie secrète, mais j’en doute parce que j’ai l’impression qu’aujourd’hui tous les ponts sont coupés. Cela fait maintenant bientôt huit mois que Boualem Sansal a été arrêté et emprisonné. Je pense que cela aussi fait partie des remords présidentiels. Dans le fond, nous aurions dû réagir très vite, tout de suite, sans laisser l’Algérie prendre l’initiative.
L’autre dossier récent qui a suscité un certain étonnement, c’est celui des Frères musulmans : Emmanuel Macron paraissait découvrir le rapport sorti il y a quelques jours.
Ce rapport date d’il y a un an et c’est mon propre successeur à Alger qui en est l’auteur. Encore une fois, il y a cette sorte de mise en scène autour des Frères musulmans et là encore on voit que la politique étrangère et la politique intérieure se rejoignent. On voit aussi notre aveuglement vis-à-vis de cet entrisme des Frères musulmans. On semble découvrir quelque chose, alors qu’en réalité, même sans le rapport en question, on le savait depuis longtemps. Au nom d’une politique d’égalité des religions mal interprétée, on ne fait rien, on laisse les Frères musulmans, et plus généralement les extrémistes, diffuser leurs idées dans la société. C’est cet aveuglement dont je parle.
Dans votre livre et dans vos propos, vous avez développé plusieurs réponses possibles pour le rééquilibrage des relations franco-algériennes. Vous aviez dit qu’il faudrait mettre en place une réponse méditerranéenne, c’est-à-dire avoir une politique commune avec l’Italie et l’Espagne.
Je crois que nous nous sommes enfermés dans un tête-à-tête dans lequel le rapport de force n’est pas en notre faveur avec l’Algérie et les autres pays du Maghreb. Et je pense donc qu’il faut sortir de ce tête-à-tête inefficace, qui est un piège. Nous aurions intérêt à mettre en œuvre avec l’Espagne et l’Italie une politique non pas européenne – parce que l’Europe se fiche et se contre-fiche de l’Algérie et du Maghreb et du Sahel – mais une politique des trois pays du sud de l’Europe et des trois pays du nord de l’Afrique qui ont tous des intérêts communs, une histoire commune, l’Espagne avec le Maroc, l’Italie avec la Tunisie, la France avec l’Algérie – et aussi avec les deux autres. Nous avons des intérêts communs en Méditerranée, en matière de sécurité, en matière d’immigration, il y aurait quelque chose à construire. C’est le temps long, c’est compliqué, parce que l’Espagne, l’Italie et la France n’ont pas forcément les mêmes intérêts sur tous les sujets, mais c’est le rôle de la diplomatie de réfléchir au temps long pour sortir des pièges dans lesquels nous sommes volontairement enfermés.
Mais la France elle-même peut essayer de rétablir un certain équilibre, par exemple en refusant que les personnes qui ont un passeport diplomatique puissent venir en France sans visa ?
Oui, il peut y avoir des mesures immédiates qui sont effectivement la dénonciation de l’accord sur les passeports diplomatiques, la dénonciation de l’accord de 1968. La libre circulation prévue dans les accords d’Évian, en 62, avait été prévue pour les Pieds-Noirs, dont on pensait qu’ils resteraient en Algérie, et ça a débouché sur l’accord de 1968. Mais aujourd’hui, en 2025, les circonstances sont différentes, et de 62 et de 68. Si l’on voulait être rapide et expéditif, on pourrait aussi imposer à l’ambassade et aux consulats algériens en France ce qui est imposé à l’ambassade et aux consulats de France en Algérie : tout le personnel doit demander une autorisation une semaine à l’avance ! pour sortir d’Alger, d’Oran ou d’Annaba. On pourrait imposer une mesure identique en expliquant que le personnel algérien ne peut pas sortir de Paris, de Lyon, de Marseille, de Lille, de Strasbourg – et la liste n’est pas finie – sans avoir demandé à la préfecture une autorisation huit jours à l’avance. C’est de la bureaucratie bien comprise ! Et puis il faut cibler aussi un peu les dignitaires algériens qui sont en France, avec leurs appartements parisiens…
Êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
Je suis très pessimiste. Et sur l’Algérie, et sur notre relation. C’est une bombe que nous avons à nos portes, une bombe démographique, sociale, politique, identitaire, et nous ne voulons pas la voir. Encore une fois, nous sommes aveugles.
Xavier Driencourt, France-Algérie, le double aveuglement. L’Observatoire, 2025, 192 p., 20 €
