Evêque de Bayonne, Lescar et Oloron, monseigneur Aillet porte haut la voix de l’église de France dans les débats en cours sur la famille. Pour lui, rien ne justifie de se rallier aux lois de la République quand elles s’opposent à la conscience.
Comment définiriez-vous la philosophie sous-tendant les attaques qui semblent programmées contre l’institution familiale ?
En se fermant à toute transcendance, le rationalisme a exalté la liberté individuelle conçue désormais comme une liberté d’indifférence qu’aucune limite, imposée par une prétendue nature humaine, ne saurait entraver dans sa volonté de puissance. Cet individualisme forcené a beaucoup fragilisé les relations au sein de la famille et de la société, comme nous en avons la démonstration sous nos yeux. L’idéalisme moderne, qui trouve son origine dans le nominalisme de Guillaume d’Ockham et sa première grande formulation dans la philosophie de Descartes, en donnant à l’idée la priorité sur la réalité, conduit à séparer l’esprit et le corps et finalement à rejeter le corps lui-même en-dehors de la personne. Alors tout est permis ! Autant il est facile pour le sujet, réduit à l’esprit et à la liberté, de s’autoconstruire à la mesure de ses idées et de prétendre ainsi se recevoir tout entier de lui-même, autant il lui est difficile de nier la réalité de ce « damné corps » que l’homme ne s’est pas donné à lui-même et qui devient un obstacle majeur à son autoréalisation.
Quelles en sont les conséquences ?
L’homme en vient à renier son statut de créature, plus aucun donné de nature ne pouvant faire obstacle à ses désirs. Alors on parlera non plus de « la » famille, mais « des » familles. La famille, fondée sur l’union d’un homme et d’une femme, n’en sera plus qu’une forme parmi d’autres, avec le fâcheux inconvénient de suivre un déterminisme biologique qui la relègue définitivement dans l’obscurantisme. Dans ces conditions, tout entier soumis à un « projet parental », l’enfant serait conçu et fabriqué à l’aide de la technique, au nom de la seule volonté de ses « parents ». La même logique qui préside à la contraception, où la sexualité est arbitrairement séparée de la fécondité, ou à l’avortement – un enfant si je veux et quand je veux – conduit à la procréation médicalement assistée (PMA) et à la gestation pour autrui (GPA).
Ce relativisme dont vous parlez a été dénoncé comme le mal rongeant les sociétés occidentales par Jean-Paul II, Benoît XVI et le pape François aujourd’hui…
Certes, mais il faut préciser avec notre pape émérite Benoît XVI qu’il s’agit de « la dictature du relativisme », expression reprise par le pape François sous la forme des « totalitarismes du relativisme » (Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n° 231). Car tel est bien le paradoxe du relativisme : en son nom, on prétend légiférer pour toujours et imposer à la postérité, à partir d’une majorité, elle-même fruit d’une manipulation politico-médiatique, des comportements sociétaux réputés apporter à l’humanité un progrès irréversible. Il s’agit bien d’un relativisme qui, sous couvert de défendre la liberté individuelle, sombre dans le dogmatisme le plus absolu ne souffrant aucune contradiction.
Vous avez soutenu les grandes mobilisations contre le mariage dit « pour tous » et l’adoption par les couples homosexuels. Que pensez-vous de ce renouveau des familles ?
Si ces manifestations sans précédent ont rassemblé, coude à coude, des citoyens de toutes générations et conditions sociales, de toutes sensibilités et confessions religieuses, il reste que les catholiques ont constitué le gros des troupes. J’y ai vu le fruit des pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI qui ont décomplexé les catholiques et ont engagé les fidèles laïcs à prendre avec courage leurs responsabilités dans la cité. Les catholiques savaient bien, en effet, que le mariage religieux n’était pas directement en cause. Mais, brisant un réflexe communautariste, ils montraient qu’ils sont d’abord soucieux du Bien commun.
Ces jeunes catholiques, dont on savait le réveil spirituel mais qu’on disait peu ouverts à l’engagement politique, peut-être parce que leurs aînés s’étaient fourvoyés en flirtant avec le marxisme, montrent aujourd’hui leur maturité en réinvestissant la sphère sociale et politique au nom même de leur foi. En outre, issus d’une génération qui souffre des dysfonctionnements qui affectent les familles, ils sont peut-être plus enclins encore à défendre les repères structurants dont ils ont pu manquer.
Quel pourrait être le rôle de l’église de France dans ce vaste « réveil » des consciences ?
Il ne fait pas de doute que l’ampleur de cette mobilisation a été aussi facilitée par l’engagement des évêques de France. En ce sens, l’église de France a pleinement honoré sa mission prophétique et fait entendre sa voix dans des débats de société où elle est attendue. Il est significatif que l’un des plus beaux fruits de la mobilisation de la Manif pour tous soit le mouvement des Veilleurs. Comme le disait Jean Paul II : « Je veille, cela veut dire : je suis un homme de conscience » (JMJ de Czestochowa, 14 août 1991). Il faut en effet repartir de la conscience, formée par les vertus : sans cela, il n’y aura pas de réhabilitation de la politique, trop souvent réduite aujourd’hui à la tentation de l’intérêt et du pouvoir.
Ce mouvement doit-il donc se traduire politiquement pour peser sur le débat public ?
Sans doute ce mouvement, qui a pris bien soin de ne pas se laisser récupérer par les partis politiques, d’ailleurs bien divisés sur ces questions sociétales, doit se traduire politiquement pour transformer l’essai de ce « printemps des consciences ». Le Grenelle de la famille, initié par la Manif pour tous qui s’est constituée en association, a l’avantage de faire réfléchir les citoyens sur un projet de loi alternatif sur la famille. Les échéances électorales prochaines donnent l’opportunité de faire peser sur les candidats les exigences des familles. Il me semble toutefois qu’il ne faut pas trop attendre le salut du côté des partis politiques, tant la logique électoraliste, prête à toutes sortes de compromis, nuit gravement à la défense de la vérité.
Dès lors, a-t-il une chance de se faire entendre dans le cadre institutionnel actuel ?
Le cadre institutionnel actuel, qui fait la partie belle à une sorte d’oligarchie libérale et libertaire bénéficiant de l’appui inconditionnel des grands médias, ne donne pas beaucoup d’espoir à ce mouvement d’être entendu. Il reste les actions citoyennes que j’évoquais et bien d’autres qui demeurent dans une raisonnable légalité. Mais si l’on peut regretter l’apparente inefficacité d’un mouvement qui a pourtant sonné le réveil du pays réel et de la société civile – la loi Taubira n’a-t-elle pas été finalement adoptée ? -, la victoire est déjà dans ce sursaut des consciences. La victoire est acquise à ceux qui accepteront de payer cher leur fidélité à la voix de la vérité et qui ne se rallieront pas aux lois de la République quand elles s’opposent à la voix de la conscience. A ceux qui sauront aussi, par la prière, remettre leur combat entre les mains du Seigneur qui saura bien susciter en son temps les hommes et les moyens qu’il a prévus dans sa Providence. Comme le disait Marthe Robin, « l’action politique déborde toujours de la prière ».
Entretien publié dans Politique magazine, janvier 2014