Depuis le cessez-le-feu et les accords de Minsk, la démocratie serait en marche en Ukraine. Pourtant, toute une partie de ce pays est depuis un an le théâtre d’un conflit d’une barbarie sans pareille. Reportage à Debaltseve, qui fut la dernière enclave pro-ukrainienne d’un Donbass en feu.
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Dix-huit février. Les séparatistes investissent la bourgade de Debaltseve, abandonnée par une armée gouvernementale manquant de détermination. « Une prise de plus », soupirent les rares Ukrainiens restés sur place. Car le Donbass, cette région de l’est de l’Ukraine qui regroupe l’oblast (province) de Donetsk et l’oblast de Louhansk, est plus grand que la République tchèque – soit 10 % du territoire français – et aussi peuplé que la Croatie. Un tiers de ce territoire russophone est, depuis bientôt un an, l’enjeu d’un conflit concernant 2,5 millions de personnes (sur 5 millions d’habitants).
Terrible conflit. Dans les villes de Donetsk, Lougansk ou Marioupol, les voitures ont disparu depuis longtemps et les bandits font la loi, pillant les camions de vivres, vidant les citernes d’eau et rançonnant les rares habitants encore présents. Plus d’un million et demi de personnes ont déjà quitté la région et l’hémorragie continue, comme un corps qui se vide de son sang. Il n’y a plus d’avenir au Donbass depuis que les factions armées se le disputent. Ceux qui restent seront bientôt considérés comme des citoyens de seconde zone : les auto-proclamées république de Donetsk et république de Lougansk ne sont reconnues par personne, même pas par Moscou. C’est dire ! à Donetsk, les rares étudiants qui veulent toujours croire qu’un avenir est possible ne savent pas qui leur délivrera leur diplôme de fin d’année. Et ensuite, où travailler puisqu’ici tout n’est plus que décombres ?
Opération com’
En cette fin de mois de février, aux abords de Debaltseve, ils sont quelques journalistes de la pro-ukrainienne chaîne Inter et de la non moins prorusse Russia 1 à partager un café autour d’un réchaud. Tous attendent l’autorisation de pénétrer dans un sous-bois à l’aspect lugubre, jonché de détritus. C’est chacun son tour. Vient celui de Dimitri, représentant l’organe du Kremlin. Rasé de près, protégé par un gilet pare-balles, casque sur la tête et vêtu d’un treillis irréprochable sorti tout droit du surplus militaire d’un marchand local, il explique qu’il vient voir les débris encore fumants de l’armée ukrainienne en déroute.
En plein bourbier, le journaliste exhibe comme un trophée un tee-shirt immaculé, de ce jaune profond de l’équipe de football ukrainienne. « Grâce à notre président, l’armée russe a enfin libéré les populations asservies », triomphe-t-il face à la caméra. La preuve : des centaines de civils quittent les abris dans lesquels ils s’étaient réfugiés pour fuir les atrocités des « fascistes » – comprendre l’armée et les factions progouvernementales. Et, de fait, des babouchkas en pleurs sortent subitement de ce sous-bois qui servait de dépotoir avant la guerre. Magie de la communication ! Situé entre la gare ferroviaire de Debaltseve et son pendant routier, le bosquet est le lieu de passage pour les habitants ayant fui les combats de la ville mais la ralliant chaque jour à heure fixe pour se ravitailler en eau, en sucre ou en farine. Certains sont en larmes : manquant de tout, ils redoutent de revenir sans rien. La propagande russe, comme son homologue ukrainienne, a tout prévu. Et notamment d’instrumentaliser la misère.
Car ici, la vie est dure. Très dure. Comme partout dans le pays. De l’Ukraine de Koutchma à celle de Yanoukovitch ou de Porochenko, la misère a toujours tenaillé le peuple comme le Léviathan tenaille sa proie : sans jamais la lâcher. Cette indigence qui a vidé les portefeuilles au fur et à mesure de l’alternance des gouvernements dits « démocratiques » a fini par gagner les cœurs et assombrir les âmes. Jusqu’à ce mois de mai 2014 où, après trois révolutions en dix ans, la misère a logiquement dégénéré en conflit armé, transformé pour l’heure en guerre idéologique. Car les habitants du Donbass savent désormais qu’ailleurs on vit mieux ; qu’en Russie, bon an mal an, on arrive à joindre les deux bouts ; qu’en Allemagne, aux états-Unis ou au Canada, on gagne sa vie sans être soumis à ces autorités au pouvoir arbitraire et discrétionnaire qui, comme c’est le cas ici depuis la nuit des temps, ponctionnent tout ce qu’elles peuvent.
Qu’elles s’appellent KGB, Soviet suprême, démocratie ou crime organisé, elles ont depuis toujours asservi un peuple consentant et ponctionné les richesses du pays tout en tenant les masses sous le joug de la précarité. Ce sont ses blessures sociales que le Donbass exhale dans un conflit fratricide. De misère lasse, de tous bords, on finit par prendre les armes pour des raisons économiques.
Un oligarque peut en cacher un autre
Pendant ce temps, les dix premières fortunes d’Ukraine – dont celle de l’actuel président Porochenko – se partagent quelque 41 milliards de dollars alors que le PIB du pays plafonne à 177 milliards. Rinat Akhmetov était l’homme fort du régime Yanoukovitch – avec une fortune estimée à 15 milliards de dollars, il est l’homme le plus riche d’Ukraine en plus d’être le principal propriétaire des mines du Donbass grâce à sa holding, la SCM. Le nouveau duo qui dirige l’Ukraine, composé de Petro Porochenko et d’Arseni Iatseniouk, s’appuie aujourd’hui sur son rival, l’homme d’affaire Igor Kolomoïski dont la fortune personnelle est estimée à 6,5 milliards de dollars. Ce dernier, officiellement domicilié à Genève, est, entre autres, gouverneur de l’oblast de Dniepropetrovsk.
Il a été nommé à ce poste par le très jeune et imprudent Premier ministre Iatseniouk. Autrement dit, un oligarque peut en cacher un autre… et un régime corrompu peut en chasser un autre. Ainsi, si la réputation de tueur – au sens propre – d’Akhmetov n’est plus à faire dans le Donbass, Kolomoïski n’a pas à rougir de la comparaison. Certains prétendent qu’il est connu dans le monde du crime organisé sous le surnom de « Benya Killer ».
Toujours est-il que, là où les oligarques ukrainiens et russes ont perdu un quart de leur fortune lors de l’année 2014, il a conservé la sienne intacte depuis le début du conflit… Faut-il y voir le fruit du hasard ou la providence d’un régime qui se donne des allures de « démocratie » avec les soutiens aveugles des américains et des européens ? L’avenir le dira. Mais, pour l’heure, comme nous le dit le docteur Maurice Negre, de Médecins sans frontières, la situation sanitaire dans le Donbass est plus qu’alarmante. Qui s’en soucie ?
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