Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Passée la réunification des deux Allemagnes, la France n’a pas su changer de cadre géopolitique : continuant à mépriser l’Italie et l’Espagne, elle n’a voulu conforter sa puissance qu’à travers celle de l’Union européenne. Grave erreur de perspective, qui manifeste encore aujourd’hui, à travers la LPM, à quel point elle est inadaptée au monde d’aujourd’hui.
La Ve République avait mis en place une grande stratégie cohérente, restée en gros inchangée jusqu’à la fin de la Guerre froide. La France utilisait les tensions de l’époque pour maximiser son rôle. Elle assurait sa prééminence en Europe occidentale grâce à la division de l’Allemagne, dont le maintien était garanti aussi par une discrète convergence avec Moscou. Face à la menace soviétique, la sécurité française était garantie par les États-Unis, l’Alliance atlantique et l’intégration de la RFA dans celle-ci. Et face à la prépotence américaine, l’indépendance nationale était garantie par la sortie du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et par la Force de frappe.
La fin de la guerre froide et la réunification allemande ont laissé la France sans stratégie générale et même sans politique extérieure réellement cohérente. La France n’a pas retrouvé la conjonction de forces entrecroisées qui lui permettaient de jouer un rôle au-dessus de sa puissance réelle. Nous intéressons beaucoup moins. Nous conservons certains réflexes de la période gaulliste, comme par exemple un manque d’intérêt évident et stupide pour l’Italie et l’Espagne. La relation franco-allemande n’est plus ce qu’elle était à l’époque de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. La France ne peut plus compter sur les Britanniques, désormais hors de l’Union européenne, pour faire avancer l’Europe de la défense.
La réponse apportée à cette nouvelle situation par tous les présidents depuis François Mitterrand a voulu être d’abord européenne. Cette tendance s’est encore accentuée avec l’actuel président. Dès son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron proclamait la nécessité de l’« autonomie stratégique » pour l’Europe. Il élargit même ce concept par la suite en « souveraineté européenne », lors de son discours de l’École de Guerre le 7 février 2020. Et encore lors de la conférence de presse du 9 décembre 2021 : « Une Europe plus souveraine, c’est une Europe de la défense. Depuis 2017, des avancées considérables ont été réalisées. Il faut entrer dans une phase plus opérationnelle en définissant les intérêts européens et une stratégie partagée ».
Au départ, Paris n’était pas isolé. Dans leur Déclaration de Versailles en mars 2022, les Vingt-Sept affirmèrent leur volonté de construire la « souveraineté européenne », dans les domaines de la défense, de l’énergie et de l’économie.
Au niveau du discours en tout cas, c’était un langage unanime, correspondant d’ailleurs au programme du nouveau gouvernement allemand, formé fin 2021 : « Une Union européenne renforcée sur le plan démocratique, plus capable d’agir et stratégiquement souveraine, sera la base de notre paix, de notre prospérité et de notre liberté ».
Mais la guerre en Ukraine, sa prolongation en ce qui devient progressivement une grande guerre en Europe, tandis que se multiplient les tensions un peu partout, de la Mer de Chine au Moyen Orient et à l’Afrique, tout cela a mis un terme à l’unanimité initiale, sans doute plus apparente que réelle. En effet le problème du leadership américain s’est tout de suite à nouveau posé.
Les déclarations du président de la République le 9 avril dernier, selon lesquelles l’Europe n’avait aucun intérêt à l’aggravation de la crise autour de Taïwan et devait établir son « autonomie stratégique » afin de devenir un « troisième pôle » entre la Chine et les États-Unis, ont suscité un tollé transatlantique et intraeuropéen. Ceci dit, Paris n’est en fait pas aussi isolé qu’on veut bien le dire. Le vrai problème est le sens que l’on donne à ces notions d’autonomie ou de souveraineté, et les objectifs qu’on lui assigne.
Il faut bien voir qu’« autonomie stratégique » ou « souveraineté européenne », ce sont des nuances qui échappent à nos partenaires. Pour eux ce n’est pas différent, même si pour les Français l’autonomie paraît être un concept moins exigeant que celui de souveraineté.
Le 20 avril 2021, Mme Kramp-Karrenbauer, alors ministre allemande de la Défense, avait déclaré lors d’un séminaire à l’IFRI que le vrai problème était que la France et l’Allemagne ne comprenaient pas la notion d’autonomie stratégique de la même façon. Cette remarque va au fond des choses, depuis les débuts de la Ve République, et en particulier depuis les avatars du traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, avec son important volet stratégique. On se souvient que beaucoup de responsables allemands suspectèrent alors les arrière-pensées françaises et le Bundestag ajouta au traité un préambule qui le vidait de son sens stratégique, en rappelant l’Alliance atlantique.
Pour les Allemands, en effet, seule une autonomie européenne au sein de l’Alliance est éventuellement envisageable, certainement pas en dehors, car comment risquer de fragiliser l’Alliance atlantique ? Dès que l’on suspecte les arrière-pensées françaises, on préfère encore, à Bonn, en revenir à l’intégration atlantique pure et simple. Et les Allemands sont toujours restés méfiants, même si la rhétorique française est passée de l’indépendance à l’autonomie. Les autres partenaires européens sont en gros sur la même position, voire encore plus atlantistes. Dans le domaine politico-stratégique, les Français auraient intérêt à faire moins de discours et à s’inspirer de la formule allemande bien connue : « Être davantage que paraître ».
La Loi de Programmation militaire en préparation (2024-2030) comportera certes des dépenses accrues (plus de 400 milliards) mais n’impliquera pas de révision réelle de notre stratégie, comme définie par la Revue nationale stratégique 2022 : l’accent sera toujours mis sur les forces nucléaires et sur les capacités de projection, en Méditerranée, en Afrique et jusqu’à la zone Asie-Pacifique, y compris le lancement d’un nouveau porte-avions. On n’a pas l’impression d’une vraie remise en cause des axes stratégiques en fonction du retour de la guerre en Europe.
La réponse allemande est différente, elle est résolument centrée sur la défense de l’Europe. La Bundeswehr doit devenir un « partenaire d’appui » pour les pays voisins, aux moyens militaires limités, en leur permettant de rationaliser et de potentialiser ceux-ci, et de former ainsi une sorte de « plaque tournante » au sein de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne, de façon très pragmatique, par une série d’accords bilatéraux. Cette tendance a été encore renforcée avec les annonces faites par le chancelier Scholz à Prague en juin 2022, qui correspondent à une réorganisation militaire de l’Europe centrale, appuyée sur les États-Unis et l’Allemagne, tandis que Berlin vient de s’engager de façon décisive, après beaucoup d’hésitations, dans le soutien à l’Ukraine, en annonçant 2,7 milliards d’aide militaire supplémentaire à l’occasion de la visite de Zelensky en RFA le 14 mai.
Pour notre part, nous nous concentrons toujours sur l’arme nucléaire, mais on ne peut pas fonder une politique militaire extérieure sur une arme de dissuasion strictement nationale et cela ne répond pas aux questions stratégiques actuelles. On constate d’ailleurs dans la sphère militaro-stratégique française une tendance à mettre en exergue la notion de « signalement stratégique », c’est-à-dire une démonstration de force, qui revient à appliquer aux forces conventionnelles la notion d’« ultime avertissement » bien connue en stratégie nucléaire. Cela risque de conduire à la tentation de substituer à la capacité d’action la capacité de gesticulation…
D’autre part, plus nous mettrons en avant nos armes nucléaires, plus nos partenaires poseront la question de leur participation, ou au moins de leur consultation. Moins on en parle du nucléaire, mieux on se porte…
Dans le court terme, si nous étions capables d’envoyer une de nos six brigades pendant six mois sur le flanc oriental de l’Otan, quelque part entre la Lituanie et la Roumanie, on commencerait à nous prendre aux sérieux. Nous ne convaincrons nos partenaires européens de sortir de l’emprise américaine qu’à ce prix. Mais nous en sommes loin.
Une solution à plus long terme consisterait à organiser un véritable pilier européen au sein de l’Alliance atlantique, un moyen pour l’Europe de créer une véritable personnalité européenne, qui resterait certes alliée aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et au Canada, au sein de l’Alliance atlantique. Cela entraînerait des efforts considérables de la part de l’Europe pour avoir une politique d’armement, ses propres moyens de renseignement et d’évaluation, une indépendance énergétique, technique et économique suffisante et des organes de réflexion stratégique autonomes. Mais ce serait la seule façon réaliste de promouvoir nos ambitions.