Donald Trump et Kim Jong-un échangent crescendo depuis des semaines insultes et menaces. Une guerre n’est évidemment pas impossible, mais une étude de la situation concrète et des motivations probables des uns et des autres montre qu’elle est improbable. A condition d’admettre que les deux protagonistes agissent dans un cadre rationnel, du moins de leur point de vue. Ce qui à mon avis est le cas.
Données techniques
Quelques données techniques d’abord. La première explosion nucléaire coréenne a eu lieu en 2006. Tout le monde pensait que la Corée mettrait beaucoup de temps avant d’obtenir une véritable force de frappe, qui resterait limitée en nombre et en portée. Or, après cinq tests nucléaires, dont un en janvier 2016 comportait une composante thermo-nucléaire (engin dit « dopé »), la Corée du Nord vient de réaliser un nouvel essai, le 3 septembre dernier, qui a déclenché un tremblement de terre de magnitude 6,3, confirmant les capacités de Pyongyang. Après toute une série d’essais de missiles balistiques à la portée toujours plus grande, on constate donc en 2017 que la Corée du Nord peut espérer avoir, dans un délai bref, les moyens d’atteindre le territoire américain avec une ogive thermo-nucléaire (sans parler, bien sûr, de ses voisins en Asie). Les menaces de Kim Jong-un deviennent crédibles. Le dernier rapport des services américains, fin juillet, est pessimiste, indiquant que la Corée du Nord disposerait déjà de 60 bombes et ferait de grands pas vers la miniaturisation de têtes thermo-nucléaires pouvant être embarquées sur des missiles.
Pour un programme dont les premières réalisations datent des années 1980, c’est remarquable, et amène à se poser la question d’une aide éventuelle. On constate que le parcours coréen ressemble beaucoup à celui que le Pakistan avait suivi en son temps : ne pas perdre de temps dans des étapes intermédiaires, comme l’ont fait la plupart des pays nucléaires (engins à fission d’abord, engins à fusion ensuite…), mais viser d’emblée la miniaturisation et le stade thermo-nucléaire, qui rendent possible seulement une force de missiles stratégiques. Outre un intérêt financier, le Pakistan pourrait penser trouver, dans l’hypothèse d’une assistance de sa part au programme coréen, un moyen de rehausser sa « nuisance value », son arme stratégique, essentielle dans un environnement difficile…
Des rationalités qui s’imposent
Kim Jong-un quant à lui est tout à fait rationnel : les progrès de son programme nucléaire sont la meilleure garantie de la survie de son régime et de sa famille. Il n’y renoncera pas, d’autant plus qu’il a passé la zone dangereuse : il n’a plus à craindre une attaque préventive américaine, son programme est trop avancé pour cela ; il a peut-être déjà les moyens de dévaster les alliés des États-Unis dans la région, et de toute façon la Corée du Sud (Séoul est à 50 km de la frontière…) est exposée à ses considérables moyens conventionnels. Et le sort de Kadhafi, qui avait volontairement renoncé à son programme nucléaire, ne va pas le convaincre de renoncer au sien… D’autre part, il n’y a aucune raison de penser que Kim Jong-un a abandonné le programme pour lequel son ancêtre Kim Il Sung avait bien failli mettre le feu à la Planète en 1950 : réunifier les deux Corée, au besoin par la force. Il pratique et pratiquera la dissuasion, mais il la comprend sans doute dans un sens offensif : il ne s’agit pas de prévenir tout conflit, mais de dissuader l’adversaire, en cas de crise, de recourir à l’arme nucléaire. Ce n’est pas la même chose.
Kim Jong-un essaye de faire basculer le jeu de la dissuasion en sa faveur.
Quant à Trump, il doit tenir compte du lourd héritage laissé par ses prédécesseurs, depuis le président Clinton. Ils firent alternativement souffler le froid et le chaud, sans jamais aller jusqu’au bout dans un sens ou dans l’autre, et en changeant de politique à chaque nouveau président. Clinton avait conclu un accord avec la Corée du Nord quand il devint évident que son réacteur nucléaire « plutonigène » avait pour objet de produire du plutonium à un rythme permettant de produire plusieurs engins par an : selon cet accord, la Corée renoncerait à extraire le plutonium produit dans son réacteur ; en échange, Washington lui accorderait une aide économique et en matière de nucléaire à usage civil. Mais Bush rompit avec cette politique, il dénonça en janvier 2002 l’« Axe du Mal » (Irak, Iran, Corée du Nord) et il parla vaguement de faire tomber le régime nord-coréen, sans rien entreprendre de concret. Se rendant compte que cette politique avait échoué, Bush renversa la vapeur en 2007 et conclut un accord avec Pyongyang en 2007 : la Corée du Nord démantèlerait ses armes, ses stocks et ses installations nucléaires, en échange de concessions politiques et économiques de la part des États-Unis. Mais, en fait, la Corée n’exécuta pas cet accord, et Obama, président en 2009, ne fit rien, ni dans un sens ni dans l’autre.
La première chose à faire pour Trump, c’est de rétablir la valeur de la dissuasion américaine dans la région. La Corée du Sud, Taïwan et le Japon, trois alliés essentiels des États-Unis, observent évidemment la situation avec trépidation ! C’est la raison immédiate de son langage violent. Il n’est certes pas de bon goût, mais quand Trump déclare que les États-Unis disposent des moyens militaires les plus puissants, il a rigoureusement raison : il pourrait faire payer toute attaque de la part de la Corée du Nord par la destruction complète de ce pays. On notera bien qu’il n’a pas dit autre chose ; en particulier il n’a pas menacé de détruire l’arsenal coréen par une attaque préventive. On reste donc avec Trump dans une logique de dissuasion, malgré les commentaires fréquents en sens contraire de la presse.
Une vaste négociation ?
D’autre part le président américain vient de remporter un considérable succès politique : le Conseil de sécurité des Nations Unies vient de voter des sanctions très rigoureuses contre Pyongyang. Sachant que la Chine et la Russie ont toujours joué un rôle ambigu dans l’affaire coréenne et, d’autre part, que, par principe, elles soutiennent rarement les propositions de sanctions présentées par les Américains, c’est très appréciable. Étant donné que ni Pékin, pour des raisons évidentes, ni Moscou (qui partage une quarantaine de kilomètres de frontière commune avec la Corée du Nord) n’ont intérêt à voir éclater un conflit très dangereux à leur porte, ni d’ailleurs à voir, le cas échéant, les États-Unis occuper la Corée du Nord, on peut penser que les deux capitales vont engager fermement Kim Jong-un à diminuer la pression et à négocier. Ce serait pour Pékin et Moscou un considérable changement, qui justifierait déjà la politique déclaratoire brutale de Trump.
Donald Trump avec Xi Jinping, invité à Mar-a-Lago : une négociation qui s’annonce ?
Il est donc probable que l’on va se diriger vers une vaste négociation. La presse britannique s’est fait l’écho de contacts secrets déjà établis entre Washington et Pyongyang (Financial Times du 12 août) tandis que le président Trump lui-même se déclarait ouvert à la négociation. Les États-Unis y gagneraient de sortir de l’impasse où leurs hésitations les ont placés. Kim Jong-un y gagnerait de sortir du ghetto. On remarquera que la seule question qu’on lui pose désormais est celle de ses armements nucléaires, nullement celle de son régime, dont la monstruosité est en fait le vrai problème ; mais il peut espérer retirer une sorte de légitimité d’une négociation. La Chine verrait un problème fort préoccupant se calmer, tandis que son influence régionale s’en trouverait encore renforcée. Un accord international permettrait d’éviter de poser la question d’un éventuel armement nucléaire japonais, qui sinon, devant la progression de la menace coréenne, ne pourrait pas être éludée. Pékin en serait ravie – mais aussi en fait Washington et les Japonais eux-mêmes !
Le contenu d’un accord tournerait probablement autour d’un ensemble de garanties internationales et de mesures de vérification et de contrôle des forces nord-coréennes, mais aussi sans doute sud-coréennes, ainsi que des importantes forces américaines stationnées au Sud. Pour la Chine se serait tout bénéfice. La Corée du Nord y gagnerait une forme de respectabilité et de sécurité, sans pour autant devoir renoncer à terme à tenter d’étendre son influence sur son voisin du Sud. Quant à la Corée du Sud, son nouveau gouvernement voulait se démarquer de la politique très raide de son prédécesseur et il s’est déclaré prêt au dialogue avec le Nord. À mon avis, il va être servi, et pourrait bien faire les frais, sur le long terme, de la sortie de crise… D’autant plus que la garantie américaine, même si elle est renouvelée par Trump, ne peut plus être considérée comme aussi sûre qu’elle l’était depuis la Guerre de Corée. Les rapports de force en Asie évoluent, et la démocratie américaine est devenue instable.