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Une défense européenne de l’Europe ?

L’Europe peut-elle inventer sa propre défense alors que les États-Unis ont tout organisé autour de l’Otan ? Rien n’est assez construit, ni même harmonisé, aujourd’hui, en dehors des matériels et doctrines états-uniens. Si l’Union européenne rêve d’une défense européenne, elle est incapable de définir une politique européenne.

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Une défense européenne de l’Europe ?

Le discours du président de la République le 5 mars, les rencontres de responsables européens à Londres et à Paris, la réunion d’une trentaine de chefs d’état-major à Paris le 11 mars posent, pour la première fois aussi nettement depuis le début des années 1960 (crises de Berlin et de Cuba), la question d’une défense européenne de l’Europe. Le sujet est en soi parfaitement légitime et suscite un large intérêt en Europe. La politique de Donald Trump, tordant le bras de ses alliés, montre que les Européens ne peuvent pas s’en remettre uniquement à Washington et à l’OTAN. Mais qu’impliquerait une défense européenne de l’Europe, par rapport à la situation actuelle ?

Nous aborderons ensuite le problème de l’organisation politique nécessaire. Mais, dès l’abord, il faut constater qu’il n’y a aucune indépendance en matière de commandement : tout passe par les états-majors de l’OTAN, considérablement développés depuis la fin de la Guerre froide, et bien entendu dominés par les États-Unis (et dans une certaine mesure, les Britanniques). Pas seulement la chaîne de commandement mais aussi la doctrine et les méthodes (les écoles de guerre européennes n’enseignent plus guère que la rédaction de l’ordre d’opération-type de l’OTAN, qui fait dans les 600 pages de lourdeur dogmatique).

Une industrie insuffisante

Ainsi que les communications militaires (ce qui n’empêche pas l’écoute de toutes les communications étatiques et autres des Européens, par les divers services américains). Ainsi que la reconnaissance satellitaire ou aérienne, les drones perfectionnés, la liaison renseignement/évaluation/guidage des armes, etc. Si on parle vraiment de défense européenne, tout devrait être réorganisé ou plutôt souvent créé, je ne dis pas contre l’OTAN, mais de façon à pouvoir fonctionner même si les États-Unis décidaient de ne pas s’engager dans une opération (comme ils le disent clairement en ce qui concerne l’Ukraine après un éventuel cessez-le-feu).

En ce qui concerne les armements et les munitions, les Européens ont certes une industrie militaire importante, mais dispersée, peu coordonnée, avec des manques criants pour certaines composants électroniques ou même des produits qui ne sont pas de haute technologie, comme le fulmi-coton pour les poudres, ou l’acide nitrique pour les explosifs, qu’il faut importer ! D’autre part les Européens achètent beaucoup aux États-Unis, en particulier (mais pas uniquement) du matériel aéronautique, comme les fameux F-35, qui sont en train de rééquiper la plupart des armées de l’air européennes. Mais ces avions ne peuvent fonctionner sans les pièces de rechange, et même semble-t-il sans les logiciels que le Pentagone contrôle en permanence. On pourrait multiplier les exemples. Les chemins de fer ne sont pas encore au point pour des transports militaires d’un point à un autre du continent, en dehors même des autorisations de transit à obtenir (en Allemagne, pas seulement de Berlin, mais de tous les Länder traversés !).

Ces dernières semaines, à la suite de déclarations aussi bien de la part d’Emmanuel Macron que de Friedrich Merz, le probable prochain chancelier, l’attention s’est concentrée sur la force française de dissuasion nucléaire. Or c’est une question très délicate, et il vaudrait mieux ne pas commencer par ça (de toute façon les Russes, conformément à leur doctrine, considéreront le potentiel militaire d’ensemble des Européens : la seule arme nucléaire ne suffira pas à leurs yeux à rétablir une dissuasion – évidemment indispensable).

D’autre part, Paris a toujours répété depuis le Livre blanc de 1972 que les « intérêts vitaux de la France » comprenait l’intégrité de ses voisins européens. D’un point de vue plus technique, la composante sous-marine est un pur instrument de dissuasion. La force nucléaire aérienne, en revanche, comme on l’a dit parfois, peut transmettre un « message » dissuasif (les avions, à la différence des missiles des sous-marins, peuvent être rappelés). Et elle procède à des exercices qui peuvent être très « significatifs ». En outre, une opération ou un exercice aérien nucléaire comporte de nombreux avions ; pas seulement les Rafales nucléaires, mais des appareils de ravitaillement, d’escorte, de reconnaissance, etc. Et il peut arriver que des appareils alliés participent à l’exercice : c’est aussi un signal très clair de dissuasion « élargie ». Pour le moment, envisager d’aller plus loin serait, à mon avis, la meilleure façon de faire capoter la chose.

Comment prendre une décision ?

Mais, comme toujours, le vrai problème est politique. Quels pays feront partie du système, et qui prendra les décisions et comment ? Bien entendu l’Union européenne saisit déjà l’occasion de tenter d’élargir ses compétences, par le biais financier. Mais j’ai déjà souvent expliqué dans ces pages que Bruxelles est constitutionnellement, juridiquement, génétiquement hors d’état d’organiser un système de défense. Il faut donc créer autre chose. Mais, question connexe, pour quoi faire ? Avec quelle vision du monde ? En effet les Européens ne doivent pas se limiter au problème russe : le Moyen Orient, la Méditerranée, l’Afrique présentent aussi des problèmes stratégiques, si on veut prendre au sérieux la question de la sécurité du Continent.

En fait les deux questions sont liées : la Grande-Bretagne, la Pologne, les Pays baltes, penseront d’abord à l’Est. La France, l’Italie, l’Espagne ne peuvent pas oublier le Sud. L’Allemagne regarde vers l’Est, mais ses responsables savent bien que le Sud, du Moyen Orient à l’Afrique, est également essentiel. Or l’équilibre entre les deux orientations stratégiques est nécessaire. Notons ici que les Russes les ont exploitées toutes les deux depuis le XVIIIe siècle… D’autre part, contrairement à ce que croient trop souvent les Français, un ensemble à base franco-allemande, certes nécessaire, ne suffirait pas et pourrait même être contre-productif : les autres Européens seraient hostiles, et la RFA elle-même n’en a jamais voulu, sauf un court épisode en 1961-63.

En ce qui concerne la Grande-Bretagne, vue souvent comme un partenaire privilégié en matière stratégique, elle ne me paraît pas entrer dans les perspectives évoquées ici : en fait elle reste proche des États-Unis. Les récentes initiatives de Starmer (sommet de Londres du 2 mars) visent à mon avis en fait à maintenir un lien avec Washington, malgré la crise transatlantique, en ramenant les Européens au bercail et en les réorientant vers le Pacifique et contre Pékin. Et donc l’OTAN resterait dominante. D’autre part, Londres, Varsovie et les capitales baltes constituent un axe très militant contre Moscou, qui risquerait de nous entraîner très loin dans une crise pas du tout terminée, cessez-le-feu en Ukraine ou pas.

Le périmètre raisonnable d’une organisation européenne de défense devrait donc concerner essentiellement les pays d’Europe continentale, susceptibles (c’est encore loin d’être acquis !) de s’entendre pour coopérer, et ce dans les deux directions Est et Sud. Le type d’organisation serait interétatique. On ne part pas de zéro : le Plan Fouchet d’Union politique à Six de 1961-1962, repris après son échec au niveau franco-allemand par le traité de l’Élysée de janvier 1963 (réactualisé depuis à plusieurs reprises), prévoyait un important volet stratégique. L’objectif était ambitieux ; outre des échanges de personnel et un travail en commun en matière d’armements dès le stade d’élaboration des projets, le traité prévoyait que l’on aboutirait à « des conceptions communes » en matière de stratégie et de structures.

Les organismes et conseils franco-allemands créés à l’époque et développés par la suite, certes aujourd’hui largement en sommeil, pourraient être réactivés et élargis aux autres partenaires et déboucher sur des états-majors multinationaux. Certes, pour tout ce programme il faudrait 10 à 15 ans. D’ici là les Européens ne peuvent faire qu’une chose : ne pas se laisser exclure des tractations en cours. Ils ont d’immenses moyens pour faire valoir leur point de vue erga omnes, y compris économiques.  

 

Illustration : « Nous devons simplement devenir plus forts ensemble en matière de dissuasion nucléaire en Europe », a déclaré Friedrich Merz, fidèle à la grande tradition expansionniste allemande.

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