On n’en sort pas : nous célébrons l’anniversaire de 1919, année où la France a remodelé les Balkans à son avantage et à son image jacobine (des États reposant sur une nationalité « civique », où les citoyens ont des droits individuels garantis en principe, mais où une « grande nationalité » – Serbes, Roumains – emmène tout le monde, et où n’existent pas de droits collectifs pour les minorités). C’était tout à fait contraire à la tradition de l’Europe centrale, qui reposait sur des nationalités « ethniques », jouissant de droits collectifs au sein de grandes entités, comme l’Autriche-Hongrie.
Tout de suite le modèle 1919 fut en difficulté ; mais il fut restauré en 1945 par Tito et grâce à Staline, dont au fond la politique des nationalités rassemblées autour du Grand frère russe était assez compatible avec la tradition française. Mais après la mort de Tito en 1980 les forces centrifuges reprirent le dessus en Yougoslavie, conduisant à l’éclatement du pays en 1991. Paris tenta d’abord d’empêcher ou au moins d’encadrer l’explosion, et continua à soutenir les Serbes, alors que la RFA soutenait les Croates.
Un OTAN humanitarisé
Mais la politique française devait changer radicalement à partir de la crise bosniaque en 1995 et de l’arrivée au pouvoir de Jacques Chirac. Et nous célébrons également en ce moment les vingt ans de l’intervention de l’OTAN au Kosovo. Or cette intervention eut d’énormes conséquences : sur le plan général, avec la transformation de l’OTAN en instrument d’intervention « humanitaire » en dehors de la zone couverte par l’Alliance atlantique, et le retour des États-Unis comme leader impérial du monde occidental, après une période d’hésitation après la chute de l’URSS.
Sur le plan français, ce fut tout le contraire de 1919, c’est-à-dire le ralliement au « devoir d’ingérence », l’abandon de nos amitiés traditionnelles dans la région, la reconnaissance de la transformation des Balkans en États ethniques (ce qui conduit logiquement à l’épuration ethnique : à partir de 1995, les Serbes, battus sur le plan militaire, sont chassés de Croatie, et se retrouvent dans une situation très difficile au Kosovo). Il y eut d’autres conséquences également : on se rendit compte que participer à des opérations de l’OTAN sans faire partie du commandement intégré de l’Alliance (notre situation depuis 1967) conduisait à une situation impossible, ce qui aboutit à notre retour en 2008.
Quant à l’Union européenne, après s’être beaucoup divisée au sujet de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, elle parvint à un nouveau consensus : la solution aux problèmes de la région serait l’adhésion progressive à l’Union des nouveaux États, à condition d’avoir réglé leurs problèmes de gouvernance, de droits de l’Homme, de corruption, etc. Etant entendu que l’on refuserait les modifications des frontières héritées de l’ancienne Yougoslavie, alors que dans certains cas le passage au principe ethnique le justifierait.
Des protectorats inefficaces
En revanche la Bosnie, très profondément divisée, et le Kosovo, toujours pas reconnu par tous les membres de l’Union, resteraient pour le moment sous le contrôle de l’Union pour la première, de l’ONU et de l’Union pour le second. En fait des protectorats qui ne disent pas leur nom, et qui fonctionnent mal, tandis que se multiplient les trafics en tous genres.
Sans surprise, la Slovénie en 2004 et la Croatie en 2013 ont adhéré à l’Union. Mais, comme on sait, Emmanuel Macron vient de mettre son véto à l’élargissement suivant, à la Macédoine du Nord et à l’Albanie. Cela lui vaut la réprobation unanime des pays de l’Union, la RFA et Ursula von der Leyen, à Bruxelles, s’étant montrées particulièrement virulentes. L’argument invoqué est que ces pays risquent de tomber sous l’influence de la Russie, de la Chine, de la Turquie, des pays arabes, etc.
Soyons sérieux : l’observation de certains pays membres montre que les influences et les interférences extérieures ne sont nullement bloquées par l’adhésion à l’Union. Tout ce que l’on gagnerait à l’adhésion de la Macédoine et en particulier de l’Albanie serait une ingérence encore plus facile des influences extérieures dans les processus de décision de l’Union, sans compter l’immigration incontrôlée et les trafics de toute nature.
D’autre part les problèmes de la Bosnie et du Kosovo n’en seraient pas allégés et deviendraient peut-être même encore plus compliqués, si on pense que le projet d’une « Grande Albanie » incluant le Kosovo n’a jamais été oublié.
Et enfin, comme tout ce que l’on a fait depuis 1995, tous ces projets excluent et contournent la Serbie. Certes, celle-ci, comme le Monténégro, mène depuis 2014 des négociations d’adhésion, mais dont l’issue est fort incertaine, voire douteuse. Or je ne crois pas que la question des Balkans puisse être réellement réglée sans la participation de Belgrade.
Adopter une vision post-post-nationale
Je pense même que si tout était réglé, et que par un coup de baguette magique tout le monde entrait, l’Union européenne n’en aurait pas fini : les problèmes des Balkans deviendraient simplement des problèmes internes de l’Union. Pour des raisons économiques, mais aussi culturelles et humaines. Il faut en effet accepter de voir que cette région a sa spécificité, irréductible aux normes bruxelloises. Il faut tout simplement refaire de la politique, ce que les capitales européennes ont cessé de faire à propos de cette région depuis 1995, emmenées par la nouvelle vision post-nationale du devoir d’ingérence, et par les États-Unis avant tout préoccupés de soutenir les musulmans des Balkans pour se faire pardonner leur soutien à Israël.
Toute solution durable devra tenir compte de la spécificité de la région, où se mêlent une histoire épouvantable mais aussi la réalité d’une personnalité régionale. L’idée « yougoslave » multi-ethnique n’était pas serbe au départ, mais croate. Belgrade était plutôt réticente jusqu’en 1918, préférant une « Grande Serbie » ethnique. L’œuvre fédérale de Tito n’était pas une simple fraude ou un échec complet, la réalité était plus complexe, comme le montraient les nombreux mariages mixtes et le fait que 25 % des gens se déclaraient à l’état civil « yougoslaves », et pas serbes ou croates, etc.
On ne peut cependant pas en rester là. Certains proposent une solution d’attente : les six États non adhérents de l’Union (y compris la Bosnie et le Kosovo) entreraient dans l’Espace économique européen, qui unit dans une zone de libre échange (beaucoup moins contraignante que l’Union) les pays de l’UE et ceux de l’Association européenne de libre-échange, qui compte actuellement essentiellement la Norvège. Cela leur permettrait d’accéder au marché européen, et vice-versa, sans tous les problèmes que posent l’Espace Schengen, les directives et règlements européens, etc.
D’autre part on en revient à la Serbie. Certes, Bruxelles condamne son soutien à l’une des trois composantes de la Bosnie, la « République serbe », qui bloque l’évolution de ce pays, et aussi le manque d’accord entre Pristina et Belgrade, malgré dix ans de médiation de Bruxelles. Mais pourra-t-on toujours défendre la position selon laquelle les nationalités de l’ex-Yougoslavie devaient être libérées du joug serbe, mais que les Serbes de Bosnie et du Kosovo, ne pourraient pas, eux, au nom du même principe ethnique, rejoindre la Serbie ?
Laisser faire les Balkaniques ?
D’autre part le président serbe Alexandre Vucic vient de proposer une Union douanière entre les pays des Balkans, en commençant par la Serbie, la Macédoine et l’Albanie, arguant que les Balkaniques devraient d’abord s’organiser entre eux avant de se tourner vers Bruxelles. Il a d’ailleurs signé à la mi-octobre un premier accord de coopération avec ces deux voisins.
Bien entendu, on ne va pas manquer de souligner le risque de voir dériver tout ce bloc vers Moscou. M. Vucic s’est d’ailleurs déclaré prêt à signer un accord de libre-échange avec l’Union économique eurasienne, patronnée par la Russie.
Mais de toute façon on n’empêchera pas la Russie d’être présente dans les Balkans. Et il est souhaitable que les Balkaniques commencent à régler leurs problèmes entre eux, avant de les importer dans une Union européenne de toute évidence incapable de régler des problèmes de ce genre. Ne rejetons pas a priori, par un réflexe irréfléchi, l’initiative de M. Vucic. Ce serait un utile sas de décompression.
Illustration : Selon Mme von der Leyen, « l’histoire de l’Europe ne peut être racontée sans l’OTAN » qui « s’est révélée être un formidable bouclier de liberté. »