Assad s’est enfui. Le départ du dictateur rend obsolètes les prudences qui voyaient en lui le moindre mal. Mais dans ce pays ruiné, les appétits politiques, y compris étrangers, sont aiguisés. Il est temps d’évaluer les forces en présence. HTS, FDS, OEI, YPG/YPJ, AANES, Druzes, rien n’est joué.
Le régime d’Assad est tombé comme un éclair, pour reprendre Milton. Régime privé de ses alliés occupés ailleurs (en Ukraine, pour la Russie) ou vaincus (le Hezbollah, par Israël), aux soldats affaiblis par une corruption omniprésente, dont l’un des principaux soutiens, la communauté alaouite (minorité religieuse issue de l’islam chiite et très hétérodoxe), avait vu ses jeunes hommes saignés à blanc par la guerre, et dont la population vivait la crise économique et l’enfer répressif. Le régime d’Assad est tombé et il faut mesurer ce qu’il était. La prison de Saidnaya était un abattoir humain où la torture la plus brutale était courante, où des femmes emprisonnées suite à leurs viols donnaient naissance à des enfants qui n’avaient jamais vu la lumière du jour ; un trou noir où au moins 100 000 Syriens ont disparu, les familles étant rackettées à intervalle régulier pour la survie de leurs proches, même quand ceux-ci étaient morts, ou brisées psychologiquement par des fausses annonces de mort.
Bref, le régime d’Assad est tombé. Certains disent qu’il était une survivance du XXe siècle et il s’agissait en effet d’une survivance de certaines de ses scories les plus malfaisantes (le bras droit d’Eichmann a « formé » les cadres de l’appareil répressif syrien). Hafez el-Assad disait, à propos de la misère dans laquelle restait une grande partie de la population alaouite, « si les chiens sont trop bien nourris ils ne garderont pas le troupeau ». Cette phrase est intéressante car elle révèle dans sa crudité l’implicite du régime d’Assad. Celui-ci ne reposait pas sur un modèle comparable à celui du père ou du berger (qui fut la vision traditionnelle de la monarchie) ou à celui d’une fraternité entre égaux (modèle démocratique), avec toutes les critiques que l’on peut apporter à ces deux modèles ; au contraire, la société était perçue comme n’étant composée que de rapports de force distinguant le troupeau, les dominants du troupeau et les chiens supposés le garder, dans une vision reprenant le logiciel marxiste en le coupant de sa connexion avec l’idée d’égale dignité des hommes héritée du christianisme et de l’idéal d’émancipation.
Nous pouvons nous en réjouir – et nous interroger : pourquoi son horreur n’a pas toujours été perçue, ou soulignée, ou dénoncée, à droite comme à gauche ? Par une crainte légitime (et qui n’a pas disparu) du sort des minorités religieuses, notamment chrétiennes, ou par hostilité à un ennemi apparaissant pire : c’est compréhensible, et l’auteur de ces lignes s’inclut dans ceux qui pensaient ainsi. Ou alors par une vraie adhésion au modèle de société des Assad. À ceux qui pensaient cela, nous n’avons pas grand-chose à dire sinon que s’ils rêvent vraiment de ce modèle, la Turquie leur tend les bras – et que nous prions pour leur salut.
Maintenant, concernant ceux qui étaient d’abord sincèrement concernés par la situation des minorités religieuses, notamment chrétiennes, dans une région ayant déjà vu l’extermination des chrétiens d’Anatolie, l’épuration ethnique de ceux d’Irak et la persécution de ceux d’Égypte, d’Israël et même de Jordanie, la question qu’il faut se poser est celle de Lénine : Que faire ?
HTS ou le remède incertain
D’abord, ne pas oublier ce qu’est Hayat Tahrir al Sham (HTS), groupe ayant mené l’offensive et contrôlant désormais la Syrie. Actuellement, une propagande bien calibrée et une réelle évolution de son discours les présentent comme des rebelles. Ils le sont, en effet, et il n’est pas question de nier qu’ils s’opposaient à la barbarie d’Assad ni même que pour certains d’entre eux c’était le motif central de leur engagement. Cependant, « rebelles » est un terme générique (avec une connotation plutôt positive liée à la pop culture comme Star Wars) qui ne nous dit rien de l’idéologie du groupe en question et de ses actions. On doit donc rappeler que HTS est l’ancienne désignation d’Al-Qaïda en Syrie, que son actuel dirigeant a été envoyé par le futur dirigeant de l’Organisation État islamique (OEI) en Syrie pour créer une tendance salafiste djihadiste radicale au sein de la révolution syrienne. On doit également rappeler que le groupe a non seulement continuellement adopté le positionnement le plus radical, y compris par rapport aux groupes islamistes ou salafistes présents au sein de la révolution syrienne, mais qu’il est responsable de très nombreuses exactions (enlèvements, viols, meurtres, persécutions religieuses, épurations ethniques), que les chrétiens de la zone contrôlée par HTS avant leur prise de contrôle de la Syrie avaient dû fuir celle-ci, que des esclaves sexuelles yézidies sont régulièrement libérées à Idlib dans la zone sous contrôle de HTS. Enfin, on doit également rappeler que, si le discours de HTS semble évoluer vers un discours reconnaissant l’aspect multiconfessionnel de la Syrie et que l’absence d’exactions contre les non sunnites pendant leur offensive éclair est à saluer, leur discours reste au mieux ambigu, que leur verrouillage des structures clefs du pouvoir étatique (armée, renseignements) est très clair et qu’il se fait avec des profils radicaux, enfin que leurs liens avec la sphère djihadiste mondiale restent réels (ils ont de nombreux combattants étrangers dans leurs rangs, certains venant d’être intégrés à la nouvelle armée syrienne en constitution ; en France, l’assassin de Samuel Paty était en lien avec des membres d’HTS).
Les forces en présence
Une fois ces données prises en compte avec le pessimisme de l’intelligence, pour savoir « que faire ? », il faut en appeler à l’optimisme de la volonté. Comme nous l’avons vu, si HTS a gagné c’est en bonne partie du fait de l’épuisement du régime d’Assad et de l’incapacité de ses soutiens extérieurs à l’aider. Les autres forces contrôlant des pans de la Syrie sont l’Armée nationale syrienne (ANS), les Forces démocratiques syriennes (FDS) ainsi que les forces druzes dans le sud de la Syrie.
L’ANS est un assemblage hétéroclite de milices ayant pour point commun leur alignement très net sur la Turquie et leur vive hostilité envers les Kurdes des FDS. Les composants idéologiques les plus clairs de ces groupes sont des ultra-nationalistes turcs mélangeant synthèse turco-islamique et composants fascistes avec des liens forts avec les fameux Loups gris1 et des islamistes proches des Frères musulmans. Leur efficacité militaire tient essentiellement au soutien que leur apporte l’armée turque. Ils ne valent pas mieux qu’HTS concernant la situation des minorités religieuses, l’idéologie de la synthèse turco-islamique au pouvoir en Turquie n’étant pas islamiste mais étant fondée sur un discours ethnoreligieux très antichrétien ; ils ont par ailleurs commis plus d’exactions que HTS lors de l’effondrement du régime d’Assad notamment envers les Kurdes car ils se sentent couverts internationalement par la Turquie et que leurs troupes sont moins disciplinées.
Les FDS représentent une alliance dont le noyau dur est les forces kurdes syriennes ocalanistes2 des Unités de protection du peuple / Unité de protection des femmes (YPG/YPJ). Les FDS (dont les troupes sont composées en bonne partie de femmes, ce qui est à relier au discours idéologique d’Ocalan mais aussi aux nécessités de mobiliser en masse) ont agrégé à leur alliance un certain nombre de groupes armées arabes hostiles à l’OEI et à HTS ainsi qu’à la Turquie et de groupes armés assyro-chaldéens, tout en bénéficiant de volontaires internationaux venus de l’extrême gauche turque et d’Europe (les motivations des Européens allant d’une volonté de défendre les chrétiens d’Orient à un engagement de gauche radicale en passant par des trajectoires plus individuelles). Les FDS ont rapidement pris le contrôle des zones à majorité kurdes abandonnées par les forces du régime d’Assad avant d’affronter les groupes rebelles islamistes/ salafistes/ djihadistes et/ou soutenus par la Turquie. Elles ont été centrales dans la défaite de l’Organisation État Islamique et ont noué à ce moment-là des liens avec la coalition dirigée par les États-Unis contre l’OEI tout en restant dans une relation de « paix froide3» avec les forces du régime de Bachar El Assad. Leur modèle politique n’est pas parfait, loin de là. Il a les traits autoritaires de contrôle du PYD (Parti de l’union démocratique, l’organe politique de la mouvance ocalaniste) et une faible tolérance aux oppositions internes (il y a notamment eu des tensions concernant les écoles chrétiennes assyriennes non liées aux partis assyriens proches du PYD et les populations arabes de villes mixtes).
L’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES, aussi appelée la Rojava), sous contrôle des FDS, a commis très peu d’exactions envers les minorités ethniques et religieuses au cours de la guerre, elle a mis en place une réelle participation des femmes à la vie publique (plus importante que chez HTS mais aussi que dans la Syrie d’Assad), elle n’a pas mis en place de système de torture de masse au contraire d’Assad et elle est la seule entité en Syrie à garantir la liberté religieuse, y compris celle de changer de religion (en tant que liberté juridique mais aussi de manière concrète, il y a par exemple eu des conversions au christianisme avec des églises ouvertes officiellement par des convertis). En outre, son combat contre l’État islamique s’est aussi fait contre la barbarie de celui-ci (ce sont par exemple les YPG/YPJ qui ont stoppé l’OEI lors du génocide des yézidis). Enfin, concernant un sujet important aussi bien pour la mémoire des communautés chrétiennes du Proche-Orient que pour l’humanité, à savoir la mémoire du génocide arménien, assyro-chaldéen et grec pontique (deux millions de morts parmi les chrétiens en Anatolie sur une population de 2,5 millions de personnes), l’AANES reconnaît le génocide. Cela est d’autant plus un sujet sensible que les chrétiens syriens assyriens et arméniens sont issus de survivants des génocides de 1915 et que la Turquie négationniste veut éradiquer cette histoire et le souvenir de la présence chrétienne en Anatolie.
Les forces druzes, elles, sont un ensemble de milices ayant une autonomie militaire de fait dans le sud de la Syrie (gouvernorat de Soueida), à majorité druze. Elles appartiennent à une minorité religieuse issue de l’islam et très hétérodoxe (croyant notamment en la réincarnation) et si elles se sont révoltées contre le régime d’Assad (qui avait tenté d’étrangler économiquement la région), elles n’ont que méfiance vis-à-vis de HTS.
Un pouvoir fragile
Dans ce contexte, le nouveau pouvoir en Syrie est fragile et il le sait. Il a gagné parce que moins épuisé que les autres acteurs militaires, n’ayant pas, contrairement aux FDS contre lesquelles la Turquie s’acharne, de grande puissance régionale pouvant intervenir contre lui, et parce que son habileté politique et son contrôle de ses troupes lui ont permis d’éviter des massacres de masse, poussant donc les forces du régime d’Assad à se dire qu’elles ne voulaient plus mourir pour un régime en pleine évolution mafieuse et qui ne les payait même plus. Depuis, HTS souffle le chaud et le froid, multipliant les signes d’ouverture sur la situation des chrétiens et encore plus des Druzes (de peur d’une sécession), au point d’accepter une femme druze comme gouverneur de Soueida, mais verrouillant l’armée et y nommant un certain nombre de djihadistes étrangers radicaux (ils sont aussi sous pression des combattants djihadistes étrangers souvent plus radicaux, ainsi que d’Al-Qaïda canal historique et de l’OEI, qui n’ont pas désarmé). Il se montre d’une neutralité prudente par rapport à l’affrontement féroce entre l’« armée nationale syrienne » et les Kurdes, ne réagit pas à l’occupation par Israël d’une zone tampon élargie et enchaîne les réunions diplomatiques pour obtenir une reconnaissance internationale. Bref, il se sait sur un siège éjectable d’autant que la question des régions à majorité alaouites reste en suspens (une série d’opérations contre des anciens officiers d’Assad et de règlements de comptes s’y produisent prenant de plus en plus la tournure au mieux d’une zone d’instabilité au pire d’une épuration ethnique) et que l’économie est en ruine.
[Le « que faire ? » léninien sera examiné dans la deuxième partie de cet article, à paraître en mars dans Politique magazine n° 244]
Illustration : À Alep, les Syriens goûtent le plaisir des rues nettoyées et des armes en plastique.