Editoriaux
Un espoir, le roi
Nous avons envoyé ce journal à l’imprimeur quelques heures avant de savoir qui, de Trump ou de Harris, serait président des États-Unis.
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Les sanctions actuelles mobilisent un outil diplomatique vieux de plusieurs siècles. De Napoléon au Biafra, le bilan est-il globalement positif, les objectifs politiques ont-ils été atteints ? Ou le vaste monde est-il trop difficile à enserrer dans les mailles d’un filet économique ?
Les sanctions prises depuis huit ans contre la Russie s’inscrivent dans une histoire. En premier lieu, il convient de rappeler que les sanctions sont une entrave lourde à la liberté de commerce et d’aller et venir et va à l’encontre du droit à la propriété. Quand Bruno Le Maire parle de « guerre totale » contre la Russie en évoquant le choix français de s’associer aux sanctions décidées par les Européens, les États-Unis et leurs alliés, il est proche de la réalité. Les sanctions – ou blocus – sont un acte de guerre dont l’objectif est d’affamer ou, tout du moins, de ruiner l’adversaire devenu ennemi.
Cette arme est née en Angleterre vers 1650 quand celle-ci se dote d’une flotte de guerre associée à sa flotte marchande. L’amiral Monck l’utilise contre la Hollande, puis contre l’Espagne. Quelques ports sont bloqués à la belle saison. Au XVIIIe siècle, Albion perfectionne le système en bloquant des lieux de côtes et des mois durant ; la France et l’Espagne en font les frais pendant la guerre de sept ans. Entre temps, les corsaires ont mission de ruiner le commerce adverse tout en évitant la guerre entre les Etats. Quarante années plus tard, la leçon a été retenue et l’Empire français impose le « blocus continental » qui faillit mettre l’Angleterre à genoux. La durée des blocus s’accroit ainsi avec le temps. Plus tard, les États-Unis, rameau protestant et marchand détaché de l’Angleterre, reprend l’arme du blocus au nom du droit et de la morale. Contre les États confédérés tout d’abord, en 1861, puis contre l’Espagne, en 1898. Le blocus est un des dispositifs d’une guerre déclarée. Au XXe siècle, le mécanisme se perfectionne de telle sorte qu’il n’est plus nécessaire, a priori, de déclarer la guerre pour étouffer un pays dès lors que celui-ci viole les principes du droit international. La conférence de la Haye, voulue par l’empereur Nicolas II, en pose les bases en 1899. Les sanctions remplacent le blocus trop primaire par une sorte d’opération de police à l’échelle mondiale. Mais Août 14 est d’un déclenchement trop rapide pour qu’un bras de fer par sanctions économiques puisse avoir lieu. C’est la guerre sous-marine des Allemands qui cumule à nouveau l’acte de guerre et le blocus économique dans la pratique ancienne de la course menée par les corsaires. Cela permet à Wilson de retourner l’opinion américaine et de lever l’étendard de « la guerre du droit ». Pourtant l’idée de blocus n’est pas démobilisée après 1918, bien au contraire. Les États-Unis l’emploient à l’encontre du Japon après l’invasion de la Mandchourie puis de la Chine. On parle alors d’« embargo » sur les matières premières. Le Japon réplique comme l’on sait en 1941 par une vraie guerre dans le Pacifique. L’Italie fait l’expérience des sanctions internationales en réponse à sa guerre contre l’Éthiopie. Elles sont prises en 1936 par la Société des Nations, qui en a codifié le principe dans un esprit pacifiste afin de ne pas avoir recours au conflit armé. Ces sanctions sont levées un an plus tard. Épisode assez pitoyable qui a pour effet de jeter l’Italie dans les bras de l’Allemagne et qui n’empêche pas l’invasion de l’Éthiopie complétée par celle de l’Albanie peu après.
Après 1945, l’ONU reprend à son compte l’arme du blocus-embargo comme instrument privilégié pour maintenir l’ordre mondial. Dans bien des cas cela tourne au cauchemar, comme au Biafra à la fin des années 1960 où un million de civils périssent de famine du fait du blocus nigérian soutenu par la communauté internationale (principalement anglo-saxonne). Parfois, les sanctions s’installent dans la durée comme pour la Rhodésie pendant quinze ans, et même trente ans pour son grand voisin, l’Afrique du Sud. À terme, les systèmes d’apartheid s’effacèrent mais est-ce le résultat des sanctions internationales ou, plus simplement, de la fin de la guerre froide ? La seconde réponse, en ce qui concerne le régime de Pretoria, semble plus convaincante. Quant à l’île de Cuba, voilà 60 ans que cela dure malgré la mort des frères Castro.
Aucun blocus n’est infaillible. Déjà, entre 1808 et 1812, l’Angleterre avait su trouver dans la Russie une porte dérobée pour son commerce continental et, surtout, une nouvelle dynamique coloniale, qui désagrège l’empire espagnol d’Amérique quelques années plus tard, pour le plus grand profit des marchands de la City comme celui de leurs alliés et succursales de Boston. Ainsi chaque pays trouve une parade plus ou moins efficace à la tentative d’asphyxie provoquée de l’extérieur. De nouveaux circuits se mettent en place. Ils remodèlent les alliances comme ce fut le cas pour Israël qui, née sous les auspices de l’URSS, trouve un soutien plus efficace dans les États-Unis, surtout après la crise de Suez de 1956, face aux mondes arabes et musulmans qui adoptent un blocus des frontières de l’État juif puis, plus tard, une sanction pécuniaire à l’égards de ses soutiens occidentaux en 1973 et en 1978, par le renchérissement du pétrole. Ces « chocs pétroliers » détruisent en peu du temps une partie du tuf industriel de l’Europe de l’Ouest mais accélèrent les processus d’agrégation européen et de recherche d’une main d’œuvre extérieure à bon marché.
Enfin, le blocus est aussi un protectionnisme imposé ou caché. Un protectionnisme imposé a bien des conséquences dures et sévères pour une population mais, à terme, les libéraux expliquent avec une certaine justesse que l’initiative émerge de la contrainte. Ainsi, que serait notre sucre sans Benjamin Delessert qui sut en 1812 remplacer la canne à sucre d’Outre-mer par la betterave, mieux acclimatée ? Faut-il, malgré le paradoxe, rappeler le bienfait de l’économie de guerre qui, entre 1940 et 1945, fit pousser le riz en Camargue et entendre l’écho du Radar sur terre, sur mer et dans les airs. Dans le second cas d’un protectionnisme dissimulé, on peut imaginer que le blocus décidé par les États-Unis à l’égard de l’Iran ou du Venezuela servent les intérêts de compagnies pétrolières américaines. Les perspectives ouvertes par les contrats dans le golfe persique dans les années 1970, puis par l’exploitation du schiste bitumineux en Amérique du Nord, trente ans plus tard, peuvent à bien des égards inciter à l’ostracisme de concurrents jugés politiquement indésirables et moralement indéfendables parce qu’économiquement insupportables.
Arrivons à la conclusion. Les sept « vagues » de sanctions contre la Russie, ajoutées à celles déjà en vigueur avant février dernier, ont et auront certainement des effets sur la société russe mais l’expérience de l’histoire nous montre que sanction n’est pas toujours synonyme de punition. Arme de guerre – car il s’agit bien d’une arme de guerre – elle peut se révéler redoutable par ses conséquences indirectes et imprévisibles, y compris sur l’ordonnateur. Acculée, la Russie ne réagirait-elle pas comme le Japon en 1941 (malgré les dénégations récentes de V. Poutine sur l’emploi de l’arme nucléaire, mais quid d’un autre dirigeant ?) ? Les capacités de réaction (« contre-sanctions ») ne sont pas minces comme en témoignent les contorsions des États européens face à une pénurie de gaz russe ou celles, plus dramatiques, des pays d’Afrique et du Proche-Orient attendant avec anxiété le blé des plaines russes et ukrainiennes. Enfin, le blocus n’est efficace que s’il est hermétique, or les neuf dixièmes de la planète ne sont pas concernés et les brèches dans le camp atlantiste sont déjà nombreuses.
Les sanctions font le pari d’un épuisement de l’adversaire en économisant la force armée. Le pari est risqué car les effets néfastes sont inattendus mais aussi parce que l’option n’est jamais populaire car souvent estimée trop cynique malgré l’intention morale.
Illustration : Les Français ont déjà expérimenté avec succès sanctions et blocus avec Napoléon. Bonaparte y perdra son empire, les Français y gagneront le sucre de betterave.