Massacres et enlèvements sur critères religieux : le gouvernement de l’ex-terroriste tient toutes ses promesses implicites. Les puissances régionales ont des intérêts divergents, les grandes puissances sont circonspectes. En attendant, les Syriens meurent.
Dans nos deux derniers articles, nous avons étudié la situation en Syrie après le renversement du régime de Bachar El Assad par HTS (l’ancienne branche d’Al Qaeda en Syrie, localisée, nationalisée et très relativement modérée). Nous y notions les forces en présence, les risques et les espoirs. Nous avons défini nos espoirs : faire en sorte que la Syrie redevienne un espace de vie pour ses habitants, qu’il n’y ait pas d’épuration ethnique (en assumant un intérêt spécifique au sort des chrétiens) et que la Syrie ne redevienne pas une plaque tournante du djihadisme mondial. Sur le dernier sujet, la situation reste relativement positive. Même si l’Organisation état islamique et des scissions de HTS comme Ansar Al Sunnah continuent à être actifs (attentat contre une église à Damas faisant 22 morts et de nombreux blessés), le régime reste soucieux de légitimité internationale. On peut définir sa position comme néo-ommeyyade ou suprémaciste sunnite, associant un monopole du pouvoir par les Arabes sunnites (hormis des figures symboliques dont la plus médiatique est Hind Kabawat, la ministre chrétienne des affaires sociales), un monopole de ceux-ci sur l’entrée dans l’armée et une tolérance relative et couplée par une domination symbolique en ce qui concerne les minorités religieuses chrétiennes et chiites ismaéliennes et duodécimaines (favorisée par le fait que les chrétiens et les chiites sont minoritaires partout à l’exception des villes).
Mais il y un loup. En effet, si ce scénario relativement souhaitable se déroule dans une partie de la Syrie, dans les zones à majorité alaouite et druze, c’est un tout autre scénario qui s’est déroulé. Suite à une insurrection lancée par d’anciens officiers du régime d’Assad en mars, les forces du nouveau régime syrien ont repris le contrôle de la côte alaouite et se sont livré à des massacres de masse (2 000 morts). Ceux-ci ont surtout ciblé les jeunes hommes alors que des enlèvements ont ciblé les jeunes femmes. Depuis, la côte alaouite vit dans un scénario qu’on peut qualifier d’occupation constante et d’oppression dure avec régulièrement des meurtres d’hommes et des enlèvements de femmes. Dans les zones à majorité druze, suite à des affrontements sanglants en mai ayant déjà vu le meurtre de civils druzes, juillet 2025 a vu dégénérer des affrontements entre bédouins sunnites et paysans druzes dans la région montagneuse à majorité druze de Soueida. Arrivant sur place, les forces du nouveau régime ont massacré des civils druzes (également près de 2 000 personnes), kidnappé des femmes et des enfants et détruit des infrastructures régionales (zones agricoles, hôpitaux). Elles se sont heurtées à la résistance des milices druzes appuyées par des frappes israéliennes. En effet Israël est hostile au nouveau régime syrien qu’il voit comme menaçant et soumis à l’influence de la Turquie. En outre Israël a une minorité druze (2 % de la population), qui est la seule population arabe israélienne servant en masse dans Tsahal, et s’attend donc à ce qu’Israël protège les Druzes syriens et libanais. Enfin, les massacres récents ont évidemment encore plus limité les négociations entre forces kurdes et nouveau régime syrien d’autant que, même si les Kurdes sont majoritairement musulmans sunnites, la ligne idéologique ocalaniste du Rojava est sur une ligne laïque multireligieuse totalement opposée à la vision du monde de HTS et que l’administration autonome du Nord-Est de la Syrie comprend aussi des populations chrétiennes (arméniennes, assyro-chaldéennes) et yézidies.
Une logique de forteresse assiégée
En premier lieu, il faut reconnaître que l’objectif de stabilisation de la région (essentiellement d’ailleurs l’arrêt d’arrivée de réfugiés syriens) et de limitation du djihadisme international des pays occidentaux est incompatible avec les massacres sur critère religieux perpétrés par le nouveau gouvernement syrien. En effet, en dehors même de la simple condamnation morale, ils présentent également un fort risque d’extension du conflit syrien au Liban (où les Druzes, bien que n’étant que 6 % de la population, sont fortement concentrés dans le Mont-Liban et où la population druze, chrétienne et chiite, par-delà ses divergences réelles peut se sentir un destin commun de minorité religieuse contre une Syrie majoritairement sunnite). Quiconque pense qu’un conflit au Liban (où les tensions internes sont déjà suffisamment fortes) ne provoquerait pas de fortes déstabilisations en Europe et ne serait pas un abcès de fixation pour le djihadisme international n’a visiblement tiré aucune leçon de ce qui s’est passé depuis 2003. Enfin, un tel scénario a également toutes les chances de pousser le nouveau régime syrien à mettre en place une épuration ethnique des minorités religieuses en Syrie.
Ensuite, il faut également réaliser que les pays extérieurs à la région n’ont plus envie de s’y investir massivement (sinon pour des opérations ponctuelles, hormis les États-Unis et la Russie) et que la confrontation majeure est donc entre les deux seules puissances régionales ayant des capacités de projection à savoir Israël et la Turquie, celle-ci s’envenimant sur la Syrie et Chypre (qui par ailleurs fait partie de l’UE même si une partie est colonisée par la Turquie). Dans ce contexte il faut aussi avoir conscience que les discours majoritaires en Israël et en Turquie n’amènent nullement à une stabilisation de la région ; dans le cas d’Israël, on est sur une logique de forteresse assiégée avec une partie du gouvernement assumant l’idée d’épuration ethnico-religieuse de la population palestinienne et avec une vision de l’environnement régional qui est d’écraser tout État stable potentiellement menaçant ; dans le cas de la Turquie, dans une tension entre expansion impériale néo-ottomane renforçant les acteurs suprémacistes sunnites et un logiciel d’expansion sur une base ethnico-religieuse par épuration ethnique et turquification des populations (à Afrin, par exemple). Si l’on peut espérer des évolutions du discours majoritaire (en Israël via un renouveau du sionisme de gauche, attaché à une solution à deux États et pouvant potentiellement penser différemment son environnement extérieur, en Turquie via une victoire du parti kémaliste et une évolution interne de celui-ci, rompant avec sa matrice négationniste), elle est actuellement peu probable. Cependant, l’objectif israélien d’affaiblissement du nouveau régime syrien pourrait être canalisé vers une proposition d’une solution fédérale type Irak pour la Syrie. Celle-ci reconnaîtrait l’autonomie économique et militaire des régions à majorité kurdes et druzes en garantissant leur économie via des échanges avec les pays voisins (Irak et Jordanie). En même temps les régions fédérées auraient une représentation au niveau national et la Syrie aurait une représentation internationale unifiée. Il ne s’agit pas de considérer le fédéralisme de sortie de guerre civile comme fonctionnel, il ne l’est ni en Irak, ni en Bosnie Herzégovine. Mais il permettrait au moins de geler le conflit en Syrie en espérant des évolutions plus positives dans l’espace régional global, et c’est déjà beaucoup. Sinon au niveau individuel, que faire : s’engager dans des associations soutenant les chrétiens syriens, voir quel travail peut être effectué et de quelle manière dans les trois zones constituant la Syrie et aider le Liban comme potentiel dernier projet de survie pour les minorités religieuses de la région dépourvues d’État. La prognose est encore moins fameuse que la dernière fois mais le pire n’est pas encore sûr.
Illustration : L’ordre règne en Syrie grâce à l’ancien terroriste Ahmed Al Chaara : les morgues sont bien organisées.