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Nova et vetera : le nouveau paysage stratégique

La guerre russo-ukrainienne a balayé quelques convictions et apporté de nouveaux éléments de réflexion. Qui aurait cru que les chemins de fer étaient toujours une variable stratégique ? Ou que les états-majors collaboreraient si bien avec les services de renseignements ? Les premières leçons de la dernière guerre européenne.

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Nova et vetera : le nouveau paysage stratégique

La prochaine guerre serait high tech et de haute intensité, nous disait-on. Jusqu’à maintenant, la guerre en Ukraine a été high tech mais aussi low tech, ce que l’on souligne moins. Elle a certainement été de haute intensité mais, au lieu d’un paroxysme rapide, nous assistons à un conflit qui dure, avec des phases plus ou moins actives suivies d’accalmies, et qui nous rappelle les deux guerres mondiales, ou la guerre de Corée. Les historiens commencent à se sentir plus à l’aise avec cet affrontement qu’on ne l’aurait cru possible au départ. 

On retrouve les tranchées. On retrouve le combat urbain, façon Stalingrad. On retrouve l’importance du climat, du « général Hiver » à la raspoutitsa, la gadoue de l’automne et du printemps où les véhicules s’enlisent. Si l’hiver prochain est aussi rude qu’il l’est d’habitude dans ces régions, on aura le choix entre laisser tourner les moteurs la nuit, ou les faire repartir le lendemain matin en faisant un feu sous le carter (comme je l’ai vu faire en Russie maintes fois). Ou alors on dote les véhicules, comme au Canada ou en Suède, de systèmes de préchauffage de l’huile. 

On retrouve également l’importance des chemins de fer pour la stratégie. Ils ont modifié les conditions de la guerre depuis la Guerre de Sécession, en passant par 1870 et les deux guerres mondiales, puis on les a perdus de vue (certains blindés occidentaux ne peuvent pas être transportés par chemin de fer), sauf en Russie. Ils sont revenus en force en Ukraine, avec leurs avantages (ils sont moins sensibles aux aléas climatiques et ils transportent un tonnage considérable) et leurs inconvénients (le réseau, bien sûr, est fixe). On redécouvre un problème bien connu depuis le général Grant aux États-Unis lors de la guerre de Sécession : comment procède-t-on à partir des têtes de pont ferroviaires ? On notera qu’en 1941-1944, en Russie, la Wehrmacht arrivait à alimenter le front 450 km en avant des gares terminus, les Russes ont actuellement du mal à dépasser 100 km.

Le problème est redevenu très actuel : les généraux américains ne cachent pas que la première contribution qu’ils attendent des Européens c’est que ceux-ci mettent leurs réseaux aux normes, de façon que les convois transportant les renforts venus des États-Unis puissent, le cas échéant, parcourir rapidement les itinéraires allant des ports d’Europe du Nord à l’Ukraine. On en est encore loin actuellement.

Le nombre et la production

Autre retour vers le futur : en 1914, les stocks d’obus pour le nouveau et perfectionné canon de 75, la fierté de l’artillerie française, furent épuisés après moins de deux mois de combat. On avait sous-estimé la longueur du conflit, et son intensité ! Mais l’Armée avait opportunément conservé dans ses arsenaux les canons du système précédent, le système de Bange, doté de dizaines de millions d’obus. Ces canons étaient moins perfectionnés, mais ils permirent de tenir le front, jusqu’à l’arrivée des nouvelles fabrications d’obus, lancées en catastrophe dans toutes les usines métallurgiques de France, y compris les plus modestes, en 1915 et 1916.

Or les Russes font exactement la même chose : le conflit se prolongeant, leurs stocks d’armes modernes s’épuisant, ils ressortent les vieux chars T 62 (des années 1960) et passent des missiles de précision aux missiles anciens, qui ne sont pas guidés et retombent de façon imprécise, mais avec de fortes charges. Les fournisseurs de l’Ukraine font d’ailleurs exactement la même chose : elle reçoit aussi des armes occidentales déclassées. Grande leçon à tirer : ne jamais rien mettre au rebut, car les conflits sont imprévisibles et peuvent se prolonger, et on peut être bien content de ressortir des arsenaux des matériels anciens !

D’une façon générale, on retrouve l’importance de facteurs que l’on croyait dépassés par l’évolution technique : l’importance du nombre, aussi bien en ce qui concerne les effectifs que les dotations en armes et munitions, l’importance de la production, des stocks, de budgets militaires suffisants (au-delà même des 2 % du PIB réclamés par l’OTAN). On notera que le budget de défense français pour 2023, de près de 44 milliards, est en augmentation de 36 % par rapport à 2017 et de 7,4 % par rapport à 2022 (à titre de comparaison : le budget de la défense de l’Algérie est en augmentation de 170 % pour atteindre 22 milliards…). Un rappel : au début de la Guerre froide, les dépenses militaires de la France ou de la Grande-Bretagne étaient de l’ordre de 10 % du PIB. Notons au passage qu’il est encore un peu tôt pour parler d’ « économie de guerre »…

Autre retour du passé : les bombardements d’installations et de populations civiles. Et on retrouve les mêmes alternatives que pendant la dernière guerre : vaut-il mieux des bombardements de zone destinés à faire craquer le moral des civils, ou des bombardements ciblés destinés à réduire la capacité de combat de l’adversaire (réseaux de toute nature, usines d’armement, etc.) ? Une étude américaine, en 1946 (United States Strategic Bombing Survey), était parvenue à la conclusion que les Alliés auraient bien mieux fait de s’en tenir à cette seconde méthode. C’est la découverte que viennent de refaire les Russes, qui après des mois de bombardements indiscriminés peu décisifs se concentrent désormais sur les réseaux électriques ukrainiens, avec des résultats beaucoup plus significatifs (40 % du réseau détruit à l’heure où j’écris, paraît-il). Bien sûr, les bombardements de civils n’ont jamais cessé un peu partout ailleurs dans le monde depuis 1945, mais ils reviennent dans le monde « occidental », un fait qui sera évalué par les États malveillants (ainsi que l’organisation de défense civile, humaine et technique, des Ukrainiens qui paraît efficace : là aussi, il y aura des enseignements de la dernière guerre à revoir, comme la très efficace organisation allemande, la Technische Nothilfe).

Une autre discussion ancienne que l’on retrouve concerne l’efficacité des mesures de « blocus », comme on disait en 14-18, ou des « sanctions économiques », comme on dit maintenant. Ont-elles joué un rôle décisif dans la défaite de l’Allemagne à l’occasion des deux guerres mondiales, ou purent-elles être largement contournées, et n’ont-elles pas plutôt aidé les autorités allemandes à mobiliser leur opinion publique ? 

L’informatique et les sanctions

La même discussion s’applique aujourd’hui : les sanctions à l’égard de la Russie n’ont pas eu l’effet décisif que certains annonçaient. Au contraire ce sont les pays européens qui souffrent de l’interruption des relations économiques avec la Russie, avec des conséquences ultimes (économiques, sociales, politiques) dont nous n’avons pas encore vu l’aboutissement.

Mais on apprend aussi des leçons nouvelles : d’abord l’efficacité de la combinaison de la guerre informatique avec les missiles et drones de tous types, efficaces à des centaines de kilomètres, des plus perfectionnés (y compris des drones sous-marins) aux plus simples, avec une coopération de plus en plus organique entre états-majors classiques et services action des services secrets, et moyens de reconnaissance électroniques ou par satellites. C’est une forme nouvelle de guerre (encore que la mise hors de combat de l’escadre britannique à Alexandrie en 1942 par des torpilles humaines italiennes montre un exemple d’attaque du faible au fort, annonciatrice du raid récent de drones sous-marins contre les bâtiments russes à Sébastopol…), très souple et peu facile à contrer.

Forme de guerre qui en outre peut être utilisée par des États disposant de peu de moyens militaires lourds, ou même des organisations non-étatiques, qui peuvent facilement acquérir l’informatique et les drones que l’on trouve dans le commerce, et les adapter. Ce qui permettrait d’ailleurs à la Russie, déjà en contact étroit avec l’Iran, de procéder à une escalade géographique du conflit, par exemple vers la Méditerranée, où les tensions ne manquent pas. Mais il est vrai que pour Paris le plus urgent en ce moment, à propos de la Méditerranée, est de prendre des sanctions contre l’Italie…

On remarquera que l’Allemagne a déjà tiré certaines leçons : elle a pris la direction d’une organisation de la défense européenne pour l’Europe centrale et orientale, à partir en particulier de l’expérience de l’ Iron Dome israélien, contre les engins tirés de Gaza, devenue subitement très pertinente pour l’Europe, après la fin des illusions et du sommeil dogmatique engendré par la dissuasion nucléaire.

Que devient d’ailleurs celle-ci aujourd’hui ? C’est surtout l’agresseur russe qu’elle protège… Là aussi des remises en cause s’imposent. Comme pour les fameuses opérations de projection : quel avenir peut-on prédire aux porte-avions, à partir de l’expérience du conflit ukrainien ? Mais pour toutes ces réflexions, n’oublions  pas de mobiliser également les historiens.

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