Editoriaux
Embellie conservatrice
L’élection de Trump a été saluée par des cris d’effroi et de joie qui sont exagérés, où qu’ils aient été poussés et qui qui les ait poussés.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
L’idée selon laquelle une partie de notre élite dirigeante est happée par l’idée d’une centralisation mondiale des pouvoirs a émergé dans les années 80 et 90, quand des lanceurs d’alerte ont révélé l’existence de la Commission Trilatérale ou du groupe Bilderberg, réunions informelles de décideurs qui traitent de ces sujets. D’autre part, des politiques ont commencé à s’inquiéter de la centralisation européenne à partir du traité de Maastricht. Aujourd’hui, ces faits sont mieux acquis, mais l’état d’esprit qui sous-tend cette volonté de transformer en profondeur les centres de décision n’a pas vraiment été analysé.
Ce qui apparaît, c’est que notre élite dirigeante actuelle a une vision très réductionniste du monde. Elle ressent un besoin impérieux d’englober le Tout du regard, ce que l’usage permanent de termes discutables comme « climat mondial » ou « économie mondiale » traduit assez bien, et cela a des conséquences très pratiques. Je crois que ce biais holistique est très développé dans nos sphères intellectuelles. L’autre marqueur qui n’a pas été identifié, c’est le caractère profondément révolutionnaire de nos dirigeants actuels. La révolution est souvent invoquée publiquement par des personnalités comme Emmanuel Macron, Christine Lagarde ou Antonio Guterres.
Il faut aller au contact pour se faire une idée. En tant qu’ancien journaliste financier, j’ai eu l’occasion de rencontrer des banquiers centraux, d’assister à des réunions avec des décideurs économiques et politiques. C’est très instructif. Mais on peut aussi se plonger dans le seul livre qu’a signé Emmanuel Macron, Révolution, où il appelait à « réinventer notre pays » car « nous sommes entrés dans une nouvelle ère » ; il y annonçait aussi un bouleversement de nos campagnes et de nos imaginaires, et disait sa « conviction intime et profonde » d’aller dans le « sens de l’Histoire ». Il faut lire les rapports du Club de Rome, ce cercle de hauts fonctionnaires, d’intellectuels et de financiers à l’origine du récit climatique ; ils révèlent des esprits fins mais violents, obsédés par la question démographique, et profondément planificateurs.
C’est évidemment l’un des principaux points abordés dans le livre. Quand on se penche sur les discours des responsables bruxellois, on découvre par exemple que l’élargissement de l’Union est déjà acté dans toutes les têtes à Bruxelles, que la Commission européenne n’a nullement l’intention de stopper l’immigration, ou encore qu’elle s’endette aujourd’hui en son nom propre, comme peut le faire un gouvernement. Or, ces avancées pratiques s’accompagnent de propos étonnants, parfois brutaux, qui révèlent le caractère impérieux du projet européen.
Dans les discours et les écrits de notre élite dirigeante actuelle, on croise souvent une forme d’exaltation, des envolées irrationnelles, et c’est assez inquiétant. Prenons la construction européenne. Derrière la technicité très concrète du projet et cette opiniâtreté froide dans la création d’une administration centralisée, on trouve des élans quasi mystiques. « Nous sommes une construction très spéciale unique dans l’histoire de l’humanité », déclarait par exemple l’ancien président de la Commission européenne, José-Manuel Barroso, en 2007. Un ancien directeur de cabinet de Jean Monnet, qui avait fondé la section européenne de la Commission Trilatérale, expliquait il y a une douzaine d’années qu’il voulait « réaliser l’universel » ! Le fondateur du Forum de Davos assure quant à lui au futur simple : « Nous créerons une véritable civilisation mondiale ». Je ne suis pas sûr que nous ayons bien conscience de l’état d’esprit qui règne au sein du pouvoir en place…
Le mieux est de laisser la parole à José-Manuel Barroso : « La gouvernance mondiale a besoin de l’Europe. En tant que terrain d’expérimentation idéal pour la mondialisation, avec ses règles supranationales et ses institutions, l’Europe a une expérience politique unique et une légitimité particulière ». Au-delà de l’Union européenne, nous avons effectivement vu des avancées. Ainsi l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a très concrètement façonné une interdépendance économique qui a bénéficié aux pays émergents au détriment de l’Occident – sur ces sujets je cite beaucoup son ancien directeur général Pascal Lamy. Plus récemment, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a essayé d’imposer à ses membres un traité international sur les pandémies censé lui donner un pouvoir supranational sur les politiques de santé publique. Mais nos révolutionnaires ne s’arrêtent pas là : ils veulent façonner un peuple nouveau, créer in extenso des sentiments d’appartenance, et même transformer les groupes ethniques. Ils l’écrivent et ils le disent.
Ne faudrait-il pas plutôt parler de révolutionnaires, ou de mondialistes révolutionnaires ? Contrairement à une idée répandue, l’ère des idéologies n’a pas disparu en 1991 avec la chute de l’Union soviétique. Alors que l’Internationale communiste s’écroulait, la IIe Internationale – la socialiste – poursuivait son œuvre et a progressivement pris le pouvoir. L’actuel secrétaire général de l’ONU, le portugais Antonio Guterres, l’a présidée entre 1999 et 2005, et le chef du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, très en pointe sur l’immigration ou le transgenrisme, en est à sa tête aujourd’hui. On peut d’ailleurs noter que la construction européenne a été largement menée par des figures socialistes, à l’instar de Jacques Delors en France. C’est aussi un autre membre important du Parti socialiste, Pascal Lamy, qui a obtenu les plus grandes avancées dans la planification à marche forcée de la mondialisation économique. Cependant, le socialisme n’est pas seul dans cette voie, loin s’en faut ; que l’on songe aux efforts du centriste Valéry Giscard d’Estaing pour la création d’un grand État continental ou à ces grands financiers américains obsédés à l’idée de façonner ce qu’ils appellent « Un seul monde ». Il est évident que ce type de vision se marie mal avec les diversités locales et les volontés populaires.
Je ne crois pas. Car l’état d’esprit qui règne est bien celui de la table rase, et il n’est pas opposé à l’obsession du contrôle. Reprenons l’exemple de l’Internationale socialiste. Pour rénover son idéologie et élargir sa base, ses principaux membres ont lancé en 2013 l’Alliance progressiste, une structure passée inaperçue mais qui a largement façonné la stratégie du socialisme international. C’est bien « un grand parti du Progrès » que le président François Hollande avait invoqué en 2015 pour remplacer le Parti socialiste, et Emmanuel Macron lui-même disait vouloir « réunir tous les progressistes contre les conservateurs » durant la campagne de 2017. Or que professe l’Alliance progressiste ? Rien moins qu’un programme de « transformation socio-écologique ». Cette révolution sociétale ne concerne pas seulement l’Europe : le Parti démocrate américain a intégré l’Alliance, ce qui officialise le tournant radical qu’il a pris ces dernières années. Outre-Atlantique, le vœu d’Emmanuel Macron est en quelque sorte réalisé : nous avons bien eu un duel entre des progressistes révolutionnaires et des conservateurs libéraux.
Illustration : « Nous ne pouvons pas – et nous ne devrions pas – attendre de modifier les traités pour avancer sur la voie de l’élargissement. Nous pouvons adapter plus rapidement que cela notre Union en vue de son élargissement ». Discours sur l’état de l’Union, septembre 2023.