La crise ukrainienne conduit la plupart des commentateurs et des responsables politiques à conclure que la personnalité et l’autonomie stratégique européennes vont faire un bond en avant considérable. On parlait déjà de « moment Hamilton » à propos des mesures budgétaires communes décidées à Bruxelles à l’occasion de la pandémie, en faisant allusion à une étape fédérale décisive dans la formation des États-Unis d’Amérique. Ce serait maintenant « Hamilton plus » !
De fait, la Commission de Bruxelles multiplie les décisions : on affecte des sommes considérables (déjà 500 millions d’euros, peut-être très vite un milliard) de fonds européens à l’achat d’armes pour l’Ukraine, on met en application pour les réfugiés ukrainiens un système de répartition qui existait déjà sur le papier, mais qui, devant la réticence de certains États, n’avait jamais été appliqué. On a d’ailleurs le sentiment que Mme von der Leyen, en particulier pour les achats d’armes, va au-delà de son mandat ?
Mais Paris rebondit sur son vieux projet d’« autonomie stratégique européenne », et Josep Borrell, le haut représentant de l’Union, veut relancer le projet d’une « force de réaction rapide » européenne de 5000 hommes. On verra ce que tout cela donnera. Mais une telle évolution romprait radicalement avec les orientations précédentes de l’UE, et n’est pas dans ses gènes. La présence de l’Union européenne dans le monde, depuis sa création en 1992, repose sur l’exemple, sur le soft power, sur l’exportation et la contagion du bien, pas sur la puissance au sens traditionnel.
La doctrine officielle à Bruxelles est que l’élargissement progressif de l’Union et la « politique européenne de voisinage » lancée en 2004 avec les pays désormais voisins de l’Europe élargie (Biélorussie, Ukraine, pays du Caucase, pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord), politique destinée à y promouvoir la démocratie, l’État de droit et l’intégration économique à l’Europe dès que possible, devraient permettre de surmonter les problèmes de sécurité. C’est une stratégie d’inclusion, souvent rationalisée au nom du soft power économique, culturel, informatique, démocratique, qui démoderait la puissance traditionnelle et réduirait sa composante militaire.
En face, on voit mal Bruxelles assurer le contrepoids que constituerait une organisation efficace de la sécurité européenne, comme il convient à un véritable acteur international, malgré l’invocation de la « souveraineté stratégique européenne » à Paris et désormais à Berlin, depuis le spectaculaire retournement du chancelier Scholz : celui-ci vient d’annoncer un budget de la défense à 2 % du PIB, et une dotation dès cette année de 100 milliards à la Bundeswehr pour se rééquiper. Celle-ci sera-t-elle capable d’utiliser cette manne efficacement ? Beaucoup en doutent. Mais surtout Berlin ne va pas s’éloigner de l’OTAN ni des États-Unis, bien au contraire : le premier achat va être celui de F-35 américain pour remplacer les Tornados vieillissants chargés de transporter les armes atomiques confiées par les États-Unis à la Bundeswehr…
Géopolitique américaine
Le logiciel des Traités ne permet pas en fait l’éclosion d’une Europe-puissance : il a été établi pour une Europe de l’économie, du droit, de la paix, il exclut la notion stratégique d’Europe-puissance, capable de manifester la force, et il n’admet que le soft power. Malgré des efforts intermittents mais considérables depuis les années 50, et régulièrement repris, le dossier de la sécurité européenne n’avance pas. L’Union européenne est disciple d’Emmanuel Kant, pas de Carl Schmitt.
La crise ukrainienne est-elle susceptible de modifier la situation ? Beaucoup le pensent mais c’est loin d’être sûr. On ne fera pas de pronostics à court terme, même s’il est évident que Poutine a eu bien tort de passer d’une politique d’influence à une politique de contrôle par la guerre. Mais quelles conceptions commandent l’action russe et quels problèmes peuvent-elles poser aux Européens ? Ce n’est pas le retour à l’URSS, Poutine a toujours dit que ce ne serait ni souhaitable ni possible. Il y a néanmoins une notion qui s’en rapproche, c’est celle de l’ « étranger proche », avec un facteur bien réel que Poutine a souligné sans relâche : l’éclatement de l’URSS a laissé 25 millions de Russes dans des pays devenus désormais étrangers.
La présence de l’Union européenne dans le monde repose sur l’exemple, sur le soft power, sur l’exportation et la contagion du bien.
D’autre part, les Russes (et pas seulement Poutine, son départ ne changerait rien sur ce point) sont convaincus de la proximité historique, ethnique, culturelle entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Il y a même tout un courant qui inclut dans cette vision tous les Slaves orthodoxes, ce qui va loin et concerne, par exemple, les Serbes. Si on ajoute à cela les évidentes zones géopolitiquement capitales pour Moscou, de la Mer Noire à la Baltique, au Caucase et au Moyen-Orient, et la politique affirmée tendant à tout faire pour maintenir l’OTAN la plus éloignée possible de la Russie, on voit se dessiner un ensemble au moins idéal (son degré de réalisation dépendra des circonstances, Poutine est aussi capable de stratégie et de tactique), ensemble qui s’étendrait sous telle ou telle forme jusqu’à la frontière orientale de la Pologne, aux Balkans occidentaux, à l’Asie centrale, le tout appuyé sur une Chine dont Poutine s’est beaucoup rapproché.
De leur côté les Américains ont aussi fait de la géopolitique. Si, au début de l’après-guerre froide, ils souhaitaient plutôt le maintien en gros du territoire de l’URSS, pour éviter tout risque d’anarchie, et s’ils avaient déclaré à Moscou (certes, verbalement) que l’OTAN ne serait pas élargie, à partir de 1994, ils commencent l’élargissement constant de celle-ci, souhaitant même y faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dès 2008. Et ils ne cachaient pas qu’ils souhaitaient la séparation définitive entre Kiev et Moscou, soutenant et saluant la révolution de la place Maïdan en 2013. Et dès 2015, leurs différents services et think tanks commencent à réfléchir sur les sanctions et mesures militaires de toute nature qui sont désormais appliquées, y compris des sanctions culturelles inouïes. Soyons clair : il s’agit de détruire la Russie comme puissance mondiale. Parallèlement les États-Unis abandonnaient un axe majeur de leur politique depuis les années 1970, consistant à placer un coin entre Moscou et Pékin. Maintenant c’est plutôt le contraire : Washington s’engage sur deux fronts, pousse Moscou dans les bras de Pékin, et pourra encore moins tolérer que les Européens aient la tentation de faire bande à part.
La masse eurasiatique et la thalassocratie américano-occidentale
Pendant ce temps, les Européens suivaient très mollement les États-Unis. Il est vrai que, depuis les années 1970, ils s’étaient rendus de plus en plus dépendants du gaz et du pétrole russes, et à partir de 1991 du marché russe ! C’est cette dépendance que Washington veut désormais rompre en prenant la tête du mouvement en faveur de sanctions de plus en plus radicales : privée des matières premières et de l’énergie russe, privée du marché russe, de nouveau très dépendante des États-Unis, en particulier pour l’énergie, l’Union européenne ne risquera pas de s’émanciper.
Quant aux réactions réelles de l’Union, en dehors d’une perspective d’adhésion ouverte à Kiev, elles constituent essentiellement en sanctions massives et sans précédent contre la Russie, y compris sur le plan culturel, tout à fait dans la lignée de l’« internationalisme kantien » et wilsonien apparu lors de la Première Guerre mondiale. Cela ne devrait pas modifier le tableau d’ensemble tracé dans ces lignes. Ajoutons que le contrecoup des sanctions va provoquer en Europe une considérable récession : il n’est pas exclu que les gouvernements européens n’en maîtrisent les conséquences encore plus difficilement que le gouvernement russe !
Donc on reviendrait peu ou prou au monde des années 1950, avec une immense masse eurasiatique, et en face une thalassocratie américano-occidentale ? Si cette hypothèse devait se vérifier, on serait fort loin d’une Europe de la Défense. Certes, la France et l’UE, dans tous les cas de figure, auraient tout intérêt à maintenir autant que possible leur autonomie d’observation et d’interprétation, leur capacité d’action, y compris financière, un minimum de sécurité énergétique et leurs compétences en matière militaire. Et à se doter des moyens nécessaires pour pouvoir faire entendre leur voix dans l’ensemble occidental qui va très vraisemblablement se reconstituer face à la Russie, et pour longtemps, et ce quelle que soit, à court terme, l’issue de la crise ukrainienne. Mais y parviendront-elles ?