Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Paris entend être le chef de file d’un Internet vertueux. À l’examen, il apparaît que la France a peu de crédibilité en cyberdiplomatie, et que Macron est une fois de plus à la traîne des lobbyistes des GAFAM. L’appel de Paris restera lettre morte, car le président français n’a pas conscience de la géopolitique numérique, où les logiques étatiques sont en concurrence.
Alors que Donald Trump en visite à Paris a reproché à Emmanuel Macron les accents belliqueux de sa déclaration en faveur d’une armée européenne, capable de défendre le continent « contre la Russie, la Chine et même les États-Unis », le président français, toujours aussi peu avare de grandes et belles déclarations d’intention, a en revanche saisi son bâton de cyber-pèlerin de la paix pour lancer lundi 12 novembre « l’appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace », à l’occasion de la tenue du Forum sur la gouvernance de l’Internet, organisé sous l’égide de l’UNESCO et du Peace Forum, rassemblant une soixantaine d’États.
Le texte de l’appel, invitant à « lutter contre la prolifération d’outils malveillants et de pratiques informatiques vouées à nuire », fait songer à d’autres temps, pas si anciens, bien que dix ou douze ans paraissent une éternité pour l’horloge numérique. Le 30 juin 2006, l’Assemblée nationale et le Sénat adoptaient la « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information », dite Loi DADVSI. Cette disposition législative, destinée à lutter à l’époque contre le téléchargement illégal et la contrefaçon numérique, avait donné lieu depuis décembre 2005 à des débats extrêmement houleux avant la ratification de la loi, en particulier à propos de l’amendement n° 150, dit « Vivendi/Universal », présenté par M. Thierry Mariani, visant à sanctionner par trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende le fait d’éditer un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public d’œuvres ou d’objets protégés. La loi DADVSI fut critiquée de toutes parts et jugée à la fois contre-productive et inopérante au point d’être finalement remplacée le 12 juin 2009 par la « Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet », dite loi HADOPI 1, puis par HADOPI 2 le 31 décembre 2009. La loi HADOPI est toujours d’actualité mais le second comme le premier volet se montrant tout aussi inutiles que la défunte loi DADVSI, ces usines à gaz du cyberespace furent condamnées à rejoindre le cimetière des (nombreuses) initiatives des députés, soucieux de vivre avec leur temps mais toujours et invariablement à côté de la plaque. Modernité, que d’amendements commis en ton nom !
Le fait le plus notable concernant les lois DADVSI ou HADOPI est l’intense lobbying qui a accompagné la gestation de ces projets de réglementation déjà anachroniques avant même de trouver force de loi. Le 20 décembre 2005, alors que les débats autour de DADVSI n’avaient même pas encore commencé, Christian Paul, député socialiste de la Nièvre de 1997 à 2017, estimait : « les lobbies ont pris possession de l’Assemblée nationale ». Ce qui se déroulait à ce moment dans l’hémicycle était en effet assez gênant : des représentants de la Fnac et de Virgin, invités par le président de l’Assemblée Nationale Jean-Louis Debré et munis de badges du ministère de la Culture étaient tranquillement en train de proposer des abonnements aux députés pour télécharger de la musique sur leur plate-forme, en échange d’un vote favorable à la loi. Il fallut un rappel au règlement pour que les marchands du temple de la Nation finissent par quitter les lieux afin de laisser les députés débattre en toute quiétude, sans voir leurs mœurs et leur jugement adoucis soudainement par toute cette musique téléchargée et offerte légalement par les lobbyistes de la Fnac ou de Virgin.
L’appel à la « cyberpaix » d’Emmanuel Macron rappelle à bien des égards ce glorieux épisode car il y a toutes les chances que les grands discours accouchent à nouveau d’une souris législative et parce qu’une fois de plus le pouvoir politique français démontre un certain empressement à céder aux sirènes des lobbyistes de grands groupes souhaitant défendre leurs intérêts. Dans son empressement à apparaître comme le président d’une « start-up nation » toujours plus à la pointe des enjeux technologiques, Emmanuel Macron risque surtout d’apparaître comme le fer de lance d’une politique de contrôle du net aussi passéiste qu’inefficace et l’instrument du lobbyisme des GAFAM en Europe. Un peu gênant pour notre Jupiter 2.0. Les cadres dirigeants des géants du numérique sont en effet reçus pour la troisième fois avec tous les honneurs à l’Élysée. Parmi eux, Nick Clegg, nouveau directeur des affaires publiques de Facebook, qui partagera la table du président, du maire de Londres, Sadiq Khan, et d’Anne Hidalgo, maire de Paris. Quant à l’appel lancé par Emmanuel Macron en faveur de la cyberpaix, il compterait Microsoft, Siemens, Cisco, Samsung, Facebook et Google parmi les signataires, et bénéficierait du soutien de la plupart des États membres de l’Union européenne. Une initiative surprenante à l’heure où Facebook et Google sont sous le feu des critiques suite au scandale Cambridge Analytica pour le premier ou en raison d’un différend fiscal avec la France pour le second. Rappelons qu’en mars dernier, l’entreprise Facebook était accusée d’avoir – intentionnellement ou par erreur – fourni les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs à la société d’analyse et de stratégie électorale Cambridge Analytica (qui a, suite au scandale, mis la clé sous la porte). Peut-être Emmanuel Macron a-t-il été touché au cœur par la déclaration postée par Zuckerberg sur son compte Facebook le 4 janvier 2018 : « Facebook a beaucoup de travail à faire, que ce soit pour (nous) protéger des abus et de la haine, nous défendre contre les ingérences de (certains) pays. » C’était deux mois avant l’affaire Cambridge Analytica et Zuckerberg a depuis beaucoup plus de choses à se faire pardonner. L’invitation de l’Élysée à l’occasion du Paris Digital Week et la tenue du Peace Forum et de l’Internet Governance Forum offrent à Facebook l’occasion de redorer une image bien ternie… et à la France d’apparaître comme une nation « porteuse de projet » dans le domaine technologique.
Le problème est que cet échange de bons procédés, en plus de n’apparaître que comme une manœuvre de communiquant demi-habile, risque de faire apparaître la France comme un État à la remorque de puissantes entreprises qui cherchent avant tout à préserver le statu quo et l’équilibre de l’économie numérique à l’heure actuelle. Si Emmanuel Macron a en effet annoncé vouloir défendre « une vision européenne de la gouvernance d’Internet », celle-ci semble bien difficile à imposer au sein même des instances mondiales de régulation d’Internet. Trois organisations internationales, l’IETF (Internet Engineering Task Force), créée en 1986, l’Internet Society, créée en 1992, et l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), créée en 1998 se chargent d’élaborer les standards et normes de communication d’Internet, d’encadrer le développement des réseaux informatiques et de gérer la création et l’attribution des noms de domaines (Domain Name System/DNS) et adresses électroniques (Internet Protocol/IP) qui permettent aux multiples acteurs du réseaux d’exister et de s’identifier sur la toile. Ces organisations sont des associations ou des sociétés de droit américain, créées au moment où le réseau Internet en pleine croissance s’émancipait du contrôle des institutions publiques américaines qui avaient encadré jusqu’alors son développement. Pour autant, le fonctionnement de l’Internet Society, de l’IETF et de l’ICANN restait déterminé par le droit américain, ce qui ne pouvait manquer de susciter quelques frictions au sein de ces institutions censées assurer une coordination internationale de la Toile, en impliquant tous les acteurs de son développement, États comme entreprises, et les décisions prises par l’ICANN en matière d’attribution de noms de domaine avaient déjà entraîné quelques crises et disputes entre les États membres. En 2014 déjà, la France, par la voix d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État française chargée du numérique, avait menacé de quitter tout simplement l’ICANN parce que celle-ci avait décidé de mettre en vente les extension « .vin » et « .wine ». L’enjeu était de taille. L’attribution des noms de domaine se trouvait encore de fait sous l’autorité des tribunaux américains, y compris les noms de domaine français, « .fr » comme « .vin », requérant, pour tout ajustement ou paramétrage l’accord des juges américains.
En conséquence, la 55e réunion de l’ICANN organisée à Marrakech du 5 au 10 mars 2016 devait aboutir à la mise en œuvre de la transition vers un modèle de gouvernance mondiale de l’Internet débarrassé de l’encombrante tutelle américaine. Ce plan de transition avait cependant suscité en 2016 de nouvelles inquiétudes, exprimées en particulier par le gouvernement français dénonçant vivement le poids accordé aux lobbys des GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) dans les nouvelles instances représentatives de l’ICANN. Après le meeting de Marrakech, le Quai d’Orsay avait même fait officiellement savoir qu’il se sentait floué, au vu du tour pris par les discussions et les décisions. « On est dans la privatisation de l’ICANN, pas dans son internationalisation. Les États-Unis reprennent d’une main ce qu’ils donnent de l’autre. Les intérêts privés vont maintenant écraser les intérêts représentés par les gouvernements », estimait-on alors au Quai d’Orsay ([1]). En conséquence, la France estimait en 2016 être la perdante du jeu de dupes de la réforme de l’ICANN, censée au départ favoriser l’internationalisation des instances de régulation d’Internet et qui se retrouvait de fait transformée en un comité représentatif accordant un poids démesuré aux grands acteurs privés, notamment américains, de l’économie numérique. C’était du moins l’avis exprimé par David Martinon, ambassadeur pour la cyberdiplomatie et l’économie numérique de la France, lors du sommet de l’ICANN à Marrakech en 2016 : « Les États ne se voient pas reconnaître les mêmes droits que les autres parties prenantes dans les mécanismes de recours mis à la disposition de la communauté contre les décisions du conseil d’administration de l’ICANN. Face à ce risque de mise en péril du modèle multipartite de l’ICANN, la France, conformément à ses positions constantes rappelées dans la déclaration de la minorité qui a été signée par près d’une vingtaine de pays, ne trouve pas son compte dans cette réforme. »
L’appel à la « cyberpaix » qu’Emmanuel Macron cherche à faire contresigner par un maximum d’États ne redonnera pas à la France ou à l’Europe une position plus forte et un pouvoir de décision plus important au sein des instances de régulation d’Internet. En outre, cette initiative est aussi largement inspirée par l’intense lobbying menée par les GAFAM auprès des institutions françaises et européennes, en particulier celui de la firme Microsoft, particulièrement sujette aux cyberattaques ces dernières années, qui a été largement à la manœuvre pour établir l’ordre du jour du Forum de la Gouvernance d’Internet qui se tient le 12 novembre et dans la préparation de « L’appel à la cyberpaix ». Loin de reprendre la main, Paris semble au contraire se soumettre aux priorités des grandes multinationales d’Internet dont le Quai d’Orsay dénonçait il y a deux ans la mainmise sur les instances de régulation mondiale du réseau.
On ajoutera enfin que l’appel à la cyberpaix du président Macron et les différents points qu’il contient concernant la lutte contre le piratage informatique, les tentatives de déstabilisation des processus électoraux ou la multiplication des fake news, risquent bien de rester lettre morte. A l’instar d’Aristide Briand qui, dans les années trente, voulait « déclarer la guerre hors-la-loi », l’appel à la « cyberpaix » s’apparente à une généreuse utopie. Les mesures invoquées visent essentiellement des États comme la Russie ou la Chine qui ont refusé de toute façon de contresigner l’appel, ignoré également par le gouvernement américain. Pire, la Chine, la Corée du nord, l’Algérie, la Russie ou l’Iran ont signé le 2 septembre 2018 un autre appel pour la « régulation des technologies ». Dans des pays où Internet est soumis à un contrôle étatique plus ou moins strict, on comprend les intérêts défendus par les signataires de cet autre appel qui va tout à fait dans le sens de ce que le chercheur américain Milton Mueller ([2]) identifie comme un processus de « fragmentation d’Internet », redessinant une géopolitique d’Internet dans laquelle la gouvernance mondiale est une notion toute relative et où l’Europe parvient avec peine à exister face aux Américains, aux Chinois et aux Russes.
C’est l’autre problème de l’appel à la « cyberpaix » de Macron. En prétendant développer une politique de prévention étatique des « cybermenaces » et en allant quémander pour cela le soutien des grandes entreprises américaines, le président français ne pourra au mieux qu’accoucher d’un gadget diplomatique qui servira peut-être à laisser penser à l’Europe qu’elle peut encore peser en matière de politique numérique et de cyberdiplomatie mais qui servira surtout aux multinationales signataires comme Microsoft, Google ou Facebook à profiter d’une légitimité qui n’aura de toute façon aucune contrepartie contraignante. L’appel de Macron entre étrangement en dissonance avec un autre appel, celui de Tim Wu, théoricien de la « neutralité du net », qui vient de publier en septembre 2018 The curse of Bigness : Antitrust in the New Gilded Age et invoque quant à lui la tradition américaine de lutte contre les grands monopoles pour briser au plus vite celui de Facebook notamment qui, d’après le chercheur, est de plus en plus nuisible à l’innovation technologique. Au lieu de favoriser le contrôle d’Internet par ces sociétés, n’est-il pas temps au contraire de se pencher sur les solutions alternatives qu’il conviendrait de favoriser intelligemment au lieu de vouloir imposer des politiques de contrôle gouvernemental qui resteront de toute façon sans effet ? C’était déjà le propos du journaliste anglais Jaimie Bartlett en 2014 dans son Darknet. Inside the Digital Underground ou du chercheur Robert W. Gehl dans le plus récent Weaving the Dark Web. Legitimacy on Freenet, Tor and I2P. L’argument des deux auteurs est simple : au lieu de diaboliser les espaces alternatifs d’Internet – darknets, réseaux cachés et alternatifs – il faut les considérer comme des foyers d’innovations tant en matière technologique qu’économique qu’en termes de gouvernance. Après tout, pourra-t-on arguer de concert avec ces auteurs, c’est bien des dark webs que sont sorties les cryptomonnaies et le fameux Bitcoin. La politique suggérée par Emmanuel Macron dans son « appel à la cyberpaix » est de toute façon inapplicable à Internet, espace transnational en pleine logique de fragmentation en raison de logiques étatiques concurrentes. Au mieux, Macron, dans sa croisade contre les fake news, réussira-t-il à s’entendre avec les dirigeants de Facebook pour imposer sur le réseau social une politique de surveillance et de censure spécifiquement française. Peut-être que d’ici-là cependant de plus en plus de gens se seront détournés de Facebook. Ce qui apparaît plus sûr en revanche, c’est que l’Europe et la France auront sans doute encore raté un nouveau tournant numérique et seront tout juste bonnes à produire de jolis appels à la paix numérique qu’on affichera au fronton des administrations. Voilà autant de raisons qui laissent penser que l’appel à la « cyberpaix » du président Macron est tout à fait représentatif de l’idéologie de la « start-up nation » qui n’est finalement rien d’autre qu’une forme de cyber-ringardise maquillée en techno-universalisme. Dans son excellent ouvrage, Les Antimodernes, le spécialiste de littérature Antoine Compagnon avançait que les « antimodernes » étaient finalement ceux qui, à travers leur posture critique, étaient le mieux à même d’appréhender la modernité. Les autres se contentant de l’aduler sans la comprendre, ni même chercher à la comprendre. L’appel à la « cyberpaix » et la « start-up nation » ne sont que de nouveaux symptômes de la modernolâtrie plus obtuse que le plus obtus des réactionnaires. Elle condamne à s’enfermer dans le passéisme obtus d’un songe futuriste périmé avant même d’avoir été formulé.
Laurent Gayard est l’auteur de Géopolitique du Darknet (éditions ISTE. 2017) et Darknet, GAFA, Bitcoin. L’anonymat est un choix (éditions Slatkine&Cie. 2018).
Références indiquées dans l’article :
[1] Le Monde. 24 mars 2016.
[2] Enseignant-chercheur au Georgia Institute of Technology School of Public Policy. Auteur de Will the Internet Fragment ? publié chez Polity Press en 2017.