Même si pour Biden les États-Unis sont « indispensables », doctrine démocrate s’il en est, leur puissance a diminué. En fait, la stratégie occidentale a échoué : le monde n’est plus cette horloge dont on règle les mécanismes mais un maelstrom de forces indépendantes, et les grands principes n’adhèrent plus à la réalité des conflits. Il faut retrouver le sens du temps long, qui passe par la recherche de l’équilibre et non plus de l’engagement partisan.
L’attaque sanglante du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier a déchaîné une marée de commentaires qui a fait passer au second plan la guerre en Ukraine. Nous éviterons les imprécations, nous essaierons de faire le point sur la situation stratégique d’ensemble.
Certains analystes se sont demandés si ce n’était pas la Russie qui aurait poussé le Hamas à se lancer dans l’opération, pour ouvrir un nouveau front et gêner les Occidentaux. Pure hypothèse : le Hamas est plutôt dans la mouvance du Qatar, voire de l’Iran, voire des deux, dans des relations fort complexes que l’on connaît d’ailleurs mal. Le Hamas n’est en tout cas pas aux ordres de Moscou (on ne peut cependant exclure qu’il ait voulu profiter de la situation pour lancer son offensive ?). Quant au président Poutine, il est possible qu’il ait éprouvé une certaine Schadenfreude, mais je n’en suis pas absolument sûr : on voit déjà les effets déstabilisants du conflit sur les musulmans de Russie (près de 15 % de la population de la Fédération…).
Mais faut-il établir un lien essentiel entre les deux crises ? C’est ce qu’a fait le 19 octobre le président Biden. Dans un discours à la nation américaine, prononcé depuis le Bureau ovale, donc particulièrement solennel, il a mis les deux crises du Hamas et d’Ukraine sur le même plan, et a établi un lien consubstantiel entre elles : « Le Hamas et Poutine représentent deux menaces différentes, mais ils ont une chose en commun. Ils veulent tous deux annihiler complètement une démocratie voisine ».
Le libéralisme mondialiste impérial
Certes, un souci immédiat de politique intérieure contribue à expliquer le discours : les Républicains au Congrès ne veulent plus voter de nouveaux crédits pour l’Ukraine mais sont en revanche à fond derrière Israël. Biden espère évidemment que les 14 milliards de dollars qu’il propose d’accorder à Israël (plus les 7 milliards qu’il veut donner à Taïwan) feront passer les 61 milliards d’aide supplémentaire qu’il réclame pour l’Ukraine. Mais ce n’est pas joué, car les Démocrates, eux, ont beaucoup évolué et sont devenus souvent très hostiles à la politique israélienne (quant aux universités américaines, y compris les campus les plus prestigieux, ils explosent encore plus que les nôtres ces jours-ci…). Beaucoup de hauts fonctionnaires, d’ailleurs, n’hésitent pas à faire part publiquement de leurs doutes au sujet de la politique israélienne.
Mais au-delà des péripéties politiciennes d’un système en crise, le président Biden retrouve la ligne constante des Démocrates depuis Clinton : celui du libéralisme mondialiste impérial. Et il a rappelé le 19 octobre la formule fameuse du secrétaire d’État de Clinton, Madeleine Albright : les États-Unis sont « la Nation indispensable ». Du coup la liaison entre les deux crises devient irréfutable, hors de toute évaluation stratégique.
Mais la période de la toute-puissance américaine et occidentale, après 1990, est terminée et il ne faut pas espérer régler leur compte à la fois à la Russie et à l’islamisme militant, tout en affrontant la « rivalité stratégique » de la Chine, comme on le dit à Washington. Ce qui va très loin, parce que cela implique la compétition économique, les tensions de l’« Indopacifique » et la pénétration chinoise jusqu’en Afrique et en Amérique du Sud. Il faut faire de la stratégie, c’est-à-dire établir des priorités et manœuvrer en fonction d’objectifs à long terme cohérents.
Échec de la stratégie occidentale
Pour cela il faut commencer par une appréciation de la situation, non pas statique ou appuyée sur les précédents mais prospective, parce que le monde change, et de plus en plus vite depuis 1945 et encore plus depuis 1990. Comme l’écrivait le général Beaufre en 1963 (Introduction à la Stratégie) :
« Il en résulte que […] les calculs doivent apprécier constamment la valeur d’une réalité changeante, non seulement dans le présent mais dans l’avenir et à plusieurs années de distance… Au lieu de déductions fermes et objectives, la stratégie se doit de procéder sur des hypothèses et de créer ses solutions par de véritables inventions ».
Il faut donc reconnaître que la stratégie occidentale depuis 1990 (priorité de la tactique et de la technologie – dont les Israéliens peuvent mesurer les limites, « modèle expéditionnaire », grande stratégie remplacée par l’idéologie mondialiste et l’incantation du « multilatéralisme organisé ») a échoué. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase, plus violente, où les très grandes puissances veulent reprendre ou garder la main – et où, d’autre part, les structures coopératives (l’ONU et ses dérivés, et à un autre niveau l’Union européenne) paraissent à la fois paralysées face aux forces non-étatiques (courants économiques, migrations…) et prises en otage par les grands États. Il faut probablement cesser de rechercher des hiérarchies entre les causes et les effets, et les discussions en cours (que j’ai rappelées au début) sur les interactions entre les crises de l’Ukraine et du Moyen-Orient, etc., sont stériles.
Le paradigme utile désormais est celui de Cournot, mathématicien, philosophe et économiste du XIXe siècle, important mais oublié du grand public. Le hasard, selon lui, n’existe pas : un événement qui parait relever du hasard est en fait le résultat de la « rencontre de deux séries causales indépendantes […] entre des faits rationnellement indépendants les uns des autres ». Or les séries causales en ce moment se multiplient, ainsi que les rencontres entre chaînes de causalité fort diverses, de plus en plus difficiles à gérer au jour le jour : oppositions politiques, culturelles, économiques, religieuses, choc des nouveaux modes de communication, ou encore le résultat de deux générations de mouvements migratoires qui font qu’en Occident les crises extérieures sont aussi des crises internes (on le voit bien en ce moment…).
D’une part le traitement « tactique » des différentes crises prises séparément ne suffit plus. D’autre part la pseudo-rationalité d’une vision globale supposant des liens organisés entre les menaces de toute nature contre la Démocratie, et donc conduisant à une réponse globale fondée sur les « valeurs démocratiques », n’est pas non plus opératoire, car elle suppose un rapport de causalité entre des phénomènes qui ont chacun leur histoire et leur logique propre.
Violation des frontières en Ukraine, pas en Cisjordanie
Précisons : l’Occident est coincé entre des mouvements de fond qu’il n’a pas su gérer, ou qu’il a même parfois favorisés, et qui désormais suivent chacun leur mouvement propre. On ne peut pas s’étonner si l’accroissement considérable du nombre de musulmans en Europe vient éroder aujourd’hui la relative compréhension que les Israéliens pouvaient y trouver pour leurs problèmes de sécurité. D’autre part, il peut paraître contradictoire de condamner la Russie à cause de sa violation des « frontières internationalement reconnues » de l’Ukraine, dans une vision juridique sans concession affirmée par les Occidentaux depuis les années 1990, et en même temps tolérer, mis à part des réserves purement théoriques, la politique de colonisation en Cisjordanie encouragée par Netanyahou.
Un retour à une stratégie à long terme serait souhaitable, qui pourrait recouvrir les aspects suivants. D’une façon générale, il faudrait séparer et sérier les problèmes et ne pas les potentialiser, comme on le fait actuellement. Ensuite, il serait encore temps pour les Occidentaux de gérer leur rivalité avec la Chine avant qu’elle ne dégénère ; un règlement avec la Russie faciliterait s’ailleurs cette politique, en évitant de renforcer encore l’axe Moscou-Pékin et le développement géopolitique de Pékin dans toute l’Eurasie.
Ce règlement avec Moscou serait fort difficile, mais au moins il n’est pas impossible, alors que la situation au Moyen Orient est pour le moment insoluble. Là, tout ce que peuvent espérer les Occidentaux, c’est de contribuer à maintenir un minimum d’équilibre, en évitant de trop dépendre de la région pour leurs sources d’énergie et pour leurs finances, en évitant des engagements trop unilatéraux et inconditionnels, entre les différentes forces : entre Sunnites et Shiites, entre les États qui comptent le plus (Égypte, Arabie saoudite, Turquie, et même l’Iran). C’est en gros ce qu’avaient pratiqué Nixon et Kissinger, et plus tard George Bush (le père), et que les Européens avaient plus ou moins soutenu (et pendant un temps les Israéliens aussi, de nombreux Israéliens n’approuvent d’ailleurs pas la politique maximaliste de Netanyahou, qui a rompu dès 1996 avec la politique dite des « deux États » suivie par ses prédécesseurs). De toutes les politiques pratiquées par les Occidentaux au Moyen Orient depuis 1914, c’est encore celle qui a le moins mal réussi…