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L’été brûlant du Royaume-Uni

Le Royaume-Uni a connu des émeutes considérables qui ont frappé de nombreuses villes à partir du 30 juillet. Si elles ont des causes directes, elles révèlent aussi un malaise latent bien plus profond de la société britannique.

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L’été brûlant du Royaume-Uni

Commençons par les causes directes. Le 29 juillet dernier, trois petites filles sont poignardées dans la ville du Nord-Ouest de Southport et dix autres sont gravement blessées, pendant un cours de danse, par un jeune garçon de 17 ans, Axel Rudakubana (le nom ne sera communiqué que plusieurs jours après), né à Cardiff, dont les parents sont originaires du Rwanda. Assez vite des rumeurs se répandent disant que le meurtrier serait un immigré musulman. Puis, deux jours plus tard, une série d’émeutes ont lieu ciblant des commissariats de police, des mosquées et lieux d’accueil de demandeurs d’asile et agressant des personnes identifiées comme noires ou musulmanes. Les rassemblements sont organisés par l’extrême droite activiste britannique (qui est assez désorganisée et est surtout présente sur les réseaux sociaux), avec un soutien populaire, y compris la participation de familles et de jeunes enfants. La répression policière vise clairement à intimider (avec l’utilisation fréquente de chiens policiers) et les arrestations sont suivies de peines souvent lourdes y compris pour des commentaires Facebook ou dans le cas d’enfants. Des contre-manifestations ont lieu, d’abord de la part de groupes de jeunes d’origine pakistanaise et musulmans (avec des agressions de Britanniques blancs et un discours très communautaire-religieux), puis de la part de l’extrême gauche et de la gauche (au pouvoir depuis sa récente victoire électorale, le 4 juillet précédent). Résumée comme cela, la situation pourrait paraître simple, mais à l’examiner plus en profondeur, elle révèle un tableau bien plus complexe.

En effet, la plus grande partie des émeutes a eu lieu dans le Nord-Ouest de l’Angleterre. Il s’agit d’une Angleterre industrielle dont le tissu social a été déchiré, entre autres, par la politique de Margaret Thatcher dans les années 1980, et qui a voté majoritairement pour le Brexit. Mais, surtout, les analyses, plaquant le débat français sur celui des Britanniques, oublient le principe de l’empirisme organisateur qui veut que chaque situation soit analysée en lien avec les faits communs à d’autres situations, mais aussi avec des faits spécifiques.

Le modèle de gestion communautaire britannique

La zone géographique concernée a été marquée par une forte immigration pakistanaise (une population estimée à 1,5 million de personnes aujourd’hui). Celle-ci, souvent originaire du Cachemire, est marquée par la présence des biraduris (unités de liens de type familiaux sans liens de sang que l’on peut comparer aux phratries athéniennes). Cela leur a permis un réel dynamisme dans la vie politique britannique : de très nombreux élus municipaux sont de cette origine (et rappelons que les chefs de police locaux sont élus). De plus, cette minorité pakistanaise s’est bien adaptée au modèle de gestion communautaire britannique (chaque communauté est reconnue comme telle si elle possède des représentants capables de négocier avec les pouvoirs publics), un modèle qui, par ailleurs, encourage et favorise la présence de réseaux d’extrême droite hindous ou islamistes très radicaux dans le système politique local.

Cependant cette diaspora a accentué la distance avec la classe ouvrière blanche. Cette société pakistanaise est en effet, d’origine, très sexiste : fort taux d’avortements sélectifs, mariages précoces répandus et fréquente exploitation sexuelle des jeunes filles n’appartenant pas à l’endogroupe (conversions forcées de jeunes filles chrétiennes et hindoues, par exemple). Cela a provoqué le scandale des grooming gangs : il s’agit d’une exploitation sexuelle de masse de jeunes filles (entre 10 et 20 ans, plusieurs milliers de victimes), essentiellement de la classe ouvrière blanche et en très grande précarité, par des réseaux pédophiles de Britanniques d’origine pakistanaise comprenant des criminels mais aussi des gens appartenant à la classe moyenne (affaire médiatisée en 2018). Dans certains cas, les jeunes filles (qui étaient séduites avant d’être exploitées) ou leurs familles se sont plaintes à la police britannique. Or celle-ci n’a rien fait, au prétexte qu’accorder crédit à des accusations contre des Pakistanais serait raciste, mais aussi, voire surtout, en raison d’un mépris de classe et d’un fort sexisme envers des jeunes filles de la classe ouvrière vues comme des “cassos” [cas sociaux] et comme des « filles faciles ». Cette apathie, doublée d’un grand silence, était également la conséquence de forts liens entre la police locale, les élus municipaux d’origine pakistanaise et les gangs en question. Les familles ont, parfois, dû fuir ailleurs. Pour la ville de Rotherham, très touchées par les émeutes récentes, on parle de 1500 victimes ayant témoigné pour une ville de 100 000 habitants !

La classe ouvrière blanche n’a pas d’organisation

Si l’omerta été brisée grâce au courage d’une victime, Sammy Woodhouse, d’un journaliste du Times, d’une détective, Maggie Oliver, et du procureur Nazir Afzal, de nombreuses cicatrices sont restées, d’autant qu’en 2019 un autre scandale éclata : la conseillère municipale chargée de la mise à l’abri des victimes était la fille d’un élu ayant enterré l’affaire. Nul responsable de la police ou conseiller municipal n’a été condamné.

Cette odieuse affaire et les nombreuses autres affaires similaires ayant secoué le Royaume-Uni (à Rochdale, Wakefield, Sheffield…) ont montré à la classe ouvrière blanche qu’elle n’avait pas d’organisation et qu’ elle était donc vulnérable. Ses représentants politiques (la gauche, hégémonique dans ces villes) considéraient de facto, au vu de leur administration mais aussi de leur absence de réactions fortes, que les vies des ouvriers blancs n’avaient que peu de valeur. Sans médiation politique et dans une situation de détresse absolue, l’émeute était une suite logique.

Cependant cette grille d’analyse fournit aussi une porte de sortie. En effet, il existe un autre groupe au Royaume Uni subissant une violence de la part de la police locale (meurtres par policiers, mépris envers les victimes de criminalité) avec une forte précarité économique. Il s’agit des Britanniques originaires des Antilles ou d’Afrique subsaharienne. Ceux-ci, comme les classes ouvrières anglaises, n’ont pas de vraie structure communautaire les représentant. Ainsi les émeutes du 6 au 10 août 2011 contre un meurtre raciste, qui ont principalement mobilisé des Antillais et les Africains (avec d’ailleurs une participation de la classe ouvrière blanche), ont été fortement réprimées avec tout autant de condamnations.

Recréer un vrai sentiment national britannique unitaire surmontant les baronnies communautaires

De cette analyse, on peut déduire que les deux groupes sont dans une situation d’anomie sociale et identitaire. Leur existence comme groupe social se caractérise par la misère sociale, une anomie communautaire et des individus laissés à eux-mêmes (ce qui d’ailleurs favorise également la criminalité dans les deux groupes). Les émeutes de 2024 au Royaume-Uni ressemblent plus à celles de 2011 (voire aux émeutes françaises d’août 2023), malgré de grandes différences dont la moindre n’est pas la présence de groupes politiques très différents. L’analogie pourra surprendre, mais est conforme à une application méthodique de l’empirisme organisateur.

La solution serait que ces groupes retrouvent le chemin d’une organisation représentative légitime à la fois pour changer la politique communautariste, et adapter la police locale. Ce qui permettrait d’établir un rapport de force avec les groupes communautaires et avec l’État. Cette représentation des “sans voix” (sans représentation politique de groupe) devra être établie sur le principe du respect du bien commun. Il s’agira de retrouver le chemin de l’État et de la justice comme le fit le courageux procureur de Rotherham. La représentation devra enfin s’appuyer sur l’identité ouvrière, parce que les classes ouvrières anglophones ont une longue tradition de lutte pour faire admettre leur représentation au sein de la société anglaise. Enfin, elle devra évoluer pour arriver à recréer un vrai sentiment national britannique unitaire surmontant les baronnies communautaires. On ne sait pas jusqu’où c’est envisageable, mais il est certain qu’il faut prendre ce chemin plutôt que de se dire que la situation actuelle est normale, ou d’attendre une odieuse guerre “raciale”.

 

Illustration : À Bristol, l’artiste Jeremy Deller est à l’origine d’une campagne d’affichage en faveur des immigrants opportunément ressortie après les émeutes de cet été.

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