En Corée du Nord, dans les salons feutrés du palais de Pyongyang, se joue déjà un Game of Thrones entre deux princesses rouges que tout sépare en dépit du même sang qui coule dans leurs veines.
C’est un visage qui attire depuis peu tous les regards. Le 16 mars 2024, l’agence de presse KCNA, l’organe officiel du gouvernement nord-coréen, s’est brièvement attardée sur une jeune femme qui accompagnait le président Kim Jong-un en pleine visite d’une ferme agricole. Souriante à son bras, elle a été qualifiée de « Grand guide » par le journaliste. Une expression qui est généralement attribuée aux dirigeants nord-coréens qui règnent sur ce pays d’une main de fer depuis 1948. De quoi alimenter les spéculations autour de cette adolescente de 11 ans qui n’est autre que Kim Ju-ae, fille de celui qui a été pompeusement baptisé « Grand soleil du XXIe siècle » par l’Assemblée populaire suprême.
Lorsqu’il s’agit d’annoncer la naissance d’un bébé, chacun a sa méthode. Certains téléphonent à tous leurs proches, d’autres en discutent au cours d’un repas, certains font une story sur les réseaux sociaux ou envoient un courriel avec une carte en pièce jointe pour signaler l’heureux événement. Mais chez les Kim, tout se fait dans la discrétion et le secret le plus absolu. C’est en 2013, au cours d’une interview accordée au quotidien britannique The Guardian par le basketteur Dennis Rodman, un intime de l’actuel président nord-coréen, que l’existence de la jeune Ju-Ae (« fille bien aimée » en coréen) a été révélée au grand public.
Sa mère, Ri Sol-ju, est une ancienne pom-pom girl nord-coréenne qui a participé aux championnats d’Asie d’athlétisme et sur laquelle Kim Jong-un a jeté son dévolu. Un mariage probablement arrangé par Kim Jong-il (1948-2011) afin d’asseoir le pouvoir de son fils, héritier d’une dynastie qui a érigé l’institution marxiste qu’elle a mise en place, en véritable monarchie héréditaire et élective ne souffrant aucune opposition en son sein. Discrète, « charmante et à la voix douce », selon les propos mêmes du chef sushi personnel de Kim Jong-il, la mère de Ju-ae n’exerce aucun rôle officiel au sein de l’appareil d’État. « Respectée Première Dame » de la République populaire démocratique de Corée du Nord, si on lui confie quelques tâches diplomatiques, elle est plutôt mise en avant par le régime afin de lui donner une image moderne et occidentale, enfermée dans d’impeccables tailleurs de haute couture et d’essence européenne, loin du costume traditionnel et des vêtements plus classiques portés par les Nord-Coréens.
La place d’héritier n’est pas forcément la plus enviée
Une opulence qui contraste avec la vie des Nord-Coréens qui sont privés de tout ce qui a été jugé superflu par le régime (comme internet) et qui vivent dans une pauvreté difficilement concevable. Kim Jue-ae, elle, reçoit des leçons d’équitation données dans le haras privé de Kim Jong-un qui possède plusieurs chevaux blancs. D’origine russe, ces Orlov sont filmés chaque année par la télévision nationale qui suit la chevauchée de Kim Jong-un et de sa fille, les membres de la dynastie, vers le mont Paektu, censé être le lieu de naissance du fondateur de maison, Kim Il-sung (1912-1994). Héros national de la Guerre de Corée (1950-1953), sa biographie nous apprend modestement qu’il serait né d’une vierge dans une cabane en bois juchée sur le mont le plus haut de Corée du Nord à qui il a donné son indépendance. Un pèlerinage qui s’accompagne à la télévision de litanies interminables sur les succès du « Génie des génies ». Ces derniers temps, Kim Ju-ae a été vue assistant à des défilés militaires, véritable démonstration de force d’un pouvoir qui possède un arsenal nucléaire et qui reste une menace permanente pour la Corée du Sud voisine comme pour les États-Unis. L’héritière pressentie, qui suit les traces de son père, a même eu droit de partager un timbre avec lui, tous deux se tenant debout devant un missile longue portée.
Kim Ju-ae n’est pas la seule enfant de Kim Jong-un, elle a deux frères, un de trois ans son ainé, un autre de quatre ans son cadet. C’est pourtant elle que son père semble avoir choisi pour lui succéder une fois que ses vénérables yeux se fermeront à jamais. Une constante chez les Kim. Sous la présidence de Kim Jong-il (1994-2011), ce dernier avait écarté tous ses enfants au profit de Kim Jong-un jugé plus proche de son caractère que les autres de la fratrie. La place d’héritier n’est pas forcément la plus enviée et certains ont payé de leur vie leurs ambitions au strapontin suprême – ou leur opposition. Kim Jong-nam, frère de Kim Jong-un, connu pour ses soirées festives, son goût pour les femmes et sa trop grande indulgence envers les transfuges, avait qualifié l’accession au pouvoir de son frère de « blague à destination du monde extérieur ». Réfugié en Chine, il sera assassiné dans un aéroport en 2017. Autre frère du président, Kim Jong-chol, jugé trop efféminé et « affecté d’un dérèglement hormonal », a été écarté des instances dirigeantes et prié de ne pas faire de vagues, de s’occuper de sa guitare et d’écouter les succès d’Eric Clapton qu’il affectionne particulièrement. Peu impliqué dans la vie politique du pays, on dit pourtant qu’il aurait les faveurs de l’armée et que ce serait lui qui aurait dirigé l’arrestation de son oncle, le général Jang Song-thaek, exécuté en 2014 pour activités contre-révolutionnaires.
Une guerre des trônes
Pour autant, rien n’indique que la prochaine succession se fera pacifiquement. Il existe une autre candidate de taille à ce trône en devenir, plus froide, plus calculatrice et plus cynique. Sœur de Kim Jong-un, Kim Yo-jong, 36 ans, a connu une ascension fulgurante depuis la mort de son père. Elle est à la tête du département de la Propagande et de l’Agitation (DPA) qui assure la propagande du régime et le strict respect des règles idéologiques imposées aux Nord-Coréens. Certains ont d’ailleurs vu dans cette nomination la volonté de renforcement du pouvoir des Kim dont l’influence serait contestée par des cadres épuisés de devoir applaudir à tout va lors de chaque apparition du couple présidentiel aux cérémonies importantes. Ses discours teintés de violence où elle dénonce les « tentatives impérialistes » occidentales et de « l’ennemi sud-coréen » font craindre une escalade militaire dans la péninsule coréenne si elle devait arriver au pouvoir. Conseillère et émissaire de Kim Jong-un, elle est devenue en quelques années un des piliers de la famille Kim. L’universitaire Sung-Yoon Lee, qui lui a consacré une biographie (La Sœur, 2023), estime qu’elle est « la femme la plus dangereuse et cruelle au monde, dans toute l’histoire coréenne et probablement dans toute l’histoire du monde ». Kim Yo-jong peut « décider qui surveiller, rétrograder, promouvoir, punir, récompenser, bannir ou même exécuter » explique ce professeur réputé, cité par La Libre, qui affirme qu’elle a fait disparaître plusieurs fonctionnaires qui lui déplaisaient.
Au Pays du matin calme, c’est une guerre des trônes qui se joue, à peine feutrée. Appelée à devenir « régente » en cas de décès soudain de Kim Jong-un, il suffirait d’un claquement de doigt pour que le destin de Kim Ju-ae ne bascule dans la tragédie si sa tante le décidait à un moment ou un autre. À moins que d’ici-là la fille se révèle la digne héritière de son père et ne prenne les devants en se débarrassant elle-même de cette encombrante rivale. Une guerre de succession qui se passe dans l’indifférence générale des Nord-Coréens qui n’aspirent qu’à une seule chose : leur liberté et la réunification avec la Corée du Sud.
Illustration : La jeune Kim Ju-ae et son papa devant ses jouets.