Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Quelles sont les causes de l’inflation ? D’abord, la surabondance monétaire, captée par les financiers, et le primat donné à la finance au détriment de l’économie réelle, et aux seules politiques monétaires. Ensuite, dans le consumérisme de notre civilisation.
Depuis près d’un siècle, l’inflation occupe les esprits de tous les hommes politiques et de tous les théoriciens de l’économie. Après le traumatisme allemand des années 1920 puis l’inflation galopante qui a suivi la seconde guerre mondiale, elle est devenue l’ennemie numéro un de tous ceux qui ont fait de la croissance l’alpha et l’oméga de la politique et des relations internationales. Les théoriciens ont développé des études pour en expliquer les mécanismes, les informaticiens ont bâti des programmes pour en déceler les signes avant-coureurs, les politiciens ont imaginé de s’en prémunir en déléguant la lutte contre ses ravages à des « experts », les banquiers centraux. Et voilà qu’une inflation sournoise vient de faire sa réapparition. Tous nos doctes médecins de l’économie dissertent sur les agrégats à surveiller et sur les « vaccins » à administrer dans un jargon qui apparaît à l’homme du XXIe siècle aussi clair et transparent que les discussions entre les Diafoirus du XVIIe.
Curieusement, au siècle où on met en avant à tout moment la notion de « ressenti », personne ne s’interroge sur le ressenti de l’inflation par les citoyens qui en sont victimes. Or pour le citoyen, la seule chose qui compte c’est le fait que le prix des produits dont il a besoin augmente, et augmente plus vite que ses revenus. Comment cela peut-il se faire ?
Pour le citoyen le prix des produits (comme des services) qu’il achète est la résultante de cinq facteurs différents qui ne sont pas obligatoirement liés entre eux. Ces cinq facteurs sont le coût de la main d’œuvre nécessaire à sa production, le prix brut des « intrants », c’est-à-dire de l’énergie, des matières premières et des produits semi-finis dont l’acquisition se fait ultimement en monnaie nationale, le taux de profit des apporteurs de capitaux, les charges sociales et fiscales et enfin le taux des crédits. Dès lors, il semblerait normal de rechercher, dans un processus inflationniste, quel est le(s) facteur(s) qui s’emballe(nt) et comment le(s) réguler.
L’accroissement de la masse monétaire dont on parle le plus n’est qu’une condition permettant aux diverses composantes des prix d’évoluer et non la cause unique de l’inflation. Sans une masse monétaire abondante et disponible, il serait difficile de voir les prix augmenter rapidement car les produits ne pourraient plus s’échanger correctement. Or, depuis le début du siècle présent la masse monétaire a explosé d’une façon que l’on n’avait jamais vue auparavant dans l’Histoire. Comme cette masse monétaire n’a pas irrigué harmonieusement toute la société contrairement à une certaine propagande démagogique, elle n’a pas permis d’alimenter les revenus des citoyens mais s’est diffusée au sein d’un monde financier engendrant une activité spéculative éhontée et génératrice de bulles qui ne manqueront pas, un jour ou l’autre, d’éclater. Le problème pour les Pouvoirs publics est que la réduction de cette masse invraisemblable conduirait inéluctablement à l’éclatement de l’une ou l’autre de ces bulles avec un effet dévastateur difficile à anticiper car lorsqu’une explosion survient on ne sait jamais si le souffle ne va pas atteindre directement ou indirectement un quelconque point sensible. On comprend dès lors la prudence avec laquelle les banques centrales agissent sur les taux d’intérêt et quelles précautions oratoires elles prennent pour permettre aux principaux acteurs financiers de s’y préparer. Mais personne ne veut mettre sur la table la question des facteurs d’évolution des prix des produits, tels que ressentis par les consommateurs, de peur de ne provoquer une déstabilisation du corps social.
La cause matérielle de l’inflation est bien l’augmentation invraisemblable de la masse monétaire ; sans une masse disponible les prix ne pourraient pas augmenter. Comme cette augmentation n’a pas profité aux particuliers de la même façon qu’aux institutions financières et aux entreprises multinationales, pour permettre aux consommateurs d’acquérir les biens et services que la publicité leur vantait, on a favorisé le recours au crédit à des taux anormalement faibles. Si les consommateurs avaient l’impression de pouvoir ainsi profiter de la « croissance », ils n’avaient pas conscience qu’ils perdaient leur liberté personnelle en proportion. D’abord ils étaient conditionnés pour acquérir les biens à la mode ; ensuite, guettés par le surendettement ils obéraient leur propre avenir. De plus comme cette augmentation de la masse monétaire n’a pas été uniforme dans tous les pays, elle a donc conduit à des distorsions des valeurs des monnaies les unes par rapport aux autres d’autant plus conséquentes que le commerce international est devenu libre et que les monnaies n’ont plus aucune référence externe stable mais fluctuent librement les unes par rapport aux autres.
Cependant, il ne faut pas chercher la cause unique de l’inflation dans l’importance de la masse monétaire. Si l’on se réfère au raisonnement d’Aristote, il faut encore appréhender les trois autres causes et savoir sur lesquelles il faut agir pour en sortir. Si la cause matérielle est bien l’importance de la masse monétaire, la cause formelle est à rechercher dans la Théorie Monétaire Moderne (TMM) des économistes, la cause efficiente dans le « choc d’offre » conjoncturel et la cause finale dans le désir de croissance et de progrès matériels dans le cadre d’une recherche du plus d’avoir et non du plus d’être.
La cause formelle est donc la Théorie Monétaire Moderne qui donne une importance inconsidérée à la finance au détriment de l’économie réelle. Elle a conduit à recourir aux crédits à la consommation comme les Diafoirus administraient des clystères à leurs malades, y compris à leurs malades imaginaires. Puis quand, l’accoutumance jouant, il a fallu recourir à un autre remède pour en corriger les conséquences collatérales néfastes, elle a retenu la hausse des taux à laquelle elle recourt comme les Diafoirus à la saignée. Le résultat est le même : le malade ne peut que s’en trouver terriblement affaibli. La seule façon d’en sortir est de remettre le système à l’endroit et de considérer que la finance n’est qu’un moyen au service de l’économie et non pas une fin en soi. On ne saurait jamais sans dommage dissocier le raisonnement financier des conséquences réelles tant sur le plan économique que sur les plans politique et social.
Il faut aussi bien appréhender les limites des concepts que l’on utilise ; ainsi par exemple il n’y a pas un secteur du crédit. Il y a d’un côté le crédit à la consommation et de l’autre le crédit à l’investissement. Un ralentissement du crédit à la consommation, provoqué par une hausse des taux, fait peut-être baisser la demande globale et donc les prix, mais pèse surtout sur les plus fragiles ; à l’inverse le ralentissement du crédit à l’investissement, provoqué par cette même hausse des taux, a un effet négatif sur l’offre, conduit à une nouvelle hausse des prix et obère l’avenir. Dès lors on ne saurait avoir une politique uniforme des taux pour ces deux types de crédit.
Pour le citoyen la cause qu’il peut appréhender le plus facilement est la cause efficiente : celle du « choc d’offre » ; il en a tellement entendu parler ! Ce « choc d’offre » résulte de deux facteurs principaux. Le premier qui résulte des délocalisations faites au nom de la libre circulation des biens, des services, des hommes et des capitaux et de la recherche du prix apparent le plus faible. Ce facteur a surtout permis de lutter contre les hausses de salaire réclamées par les syndicats et, miroir aux alouettes, a mis à la disposition de tous les consommateurs tous les produits en provenance de tous points du globe mais, effets pervers, a interdit toute lutte véritable contre le chômage, fait perdre un savoir-faire technique qui entrave toute relocalisation rapide et a conduit au développement d’un secteur du transport fort peu écologique. Le second qui résulte de décisions politiques est la « guerre » livrée à la COVID qui a arrêté nombre d’entreprises et conduit à se priver de services primordiaux notamment dans le domaine des soins, puis la politique de sanction contre la Russie pour la punir de son intervention en Ukraine ce qui a privé l’économie réelle de sources d’énergie et de matières premières essentielles. Dès lors toute politique purement monétaire pour sortir de l’inflation n’aura aucun effet immédiat sur cette cause.
Au-delà de ces considérations techniques, la cause finale de l’inflation est à rechercher dans le désir des hommes de posséder toujours plus plutôt que dans leur accomplissement personnel dans une relation solidaire entre tous. C’est bien pourquoi l’inflation n’est pas uniquement la résultante de mouvements économiques et financiers désordonnés, elle est aussi et peut-être surtout un problème de civilisation. Dès lors, si les hommes politiques ont bien à maîtriser les mécanismes économiques et financiers en jeu, ils doivent toujours les mettre au service d’un projet politique et social ayant pour objet exclusif la poursuite du bien commun. L’inflation n’est en soi ni un objectif à poursuivre (pour rendre supportables des dettes trop lourdes) ni une catastrophe épouvantable (qui ruine les créanciers de la spéculation financière) ; elle est une modalité d’évolution de la vie économique avec laquelle il faut composer pour lui éviter de dégénérer au détriment de telle ou telle catégorie sociale.