2e partie : L’unité des Slaves dans la ligne de mire.
La chute de l’empire soviétique en 1991 laissait espérer l’avènement de la prospérité, de la stabilité et de la sécurité pour l’ensemble des peuples européens, comme le promettait à l’époque l’Alliance atlantique et les partisans de l’intégration européenne. Ces promesses se sont rapidement avérées trompeuses. Dans l’immédiat après-Guerre froide, l’éclatement de la République fédérative de Yougoslavie (1945-1992) puis celui de la République fédérale de Yougoslavie (1992-2003) ont eu pour conséquences le déclenchement de guerres sanglantes et la mort de quelque 300 000 Slaves des Balkans, dont un tiers lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1995).
Les deux décennies qui s’en sont ensuivies ont été marquées par les élargissements successifs de l’Alliance atlantique vers l’Est et par l’entrée dans le giron occidental de plusieurs pays slaves (Pologne, Bulgarie, Tchéquie, Slovaquie, Croatie, Slovénie, Monténégro, Macédoine du Nord). Avec l’adhésion à l’OTAN et à l’UE de trois anciennes républiques soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie), des minorités russes ont été incorporées dans le bloc occidental. Selon les statistiques officielles, en 2023, il y avait environ 887 000 Russes ethniques dans les trois États baltes (296 000 en Estonie, 445 000 en Lettonie et 145 000 en Lituanie).
L’hostilité manifeste des États-Unis face à toute perspective d’union des Slaves en Eurasie
Ce processus d’élargissement de l’OTAN vers l’Est a été notamment sous-tendu par la volonté des États-Unis de rendre impossible, dès la fin de la Guerre froide, toute union entre l’Europe occidentale et la Russie, afin de préserver l’hégémonie américaine dans le monde. Toutes les évolutions depuis 1991 traduisent le triomphe des recommandations du stratège américain d’origine polonaise Zbigniew Brzezinski (1928-2017) en matière de politique étrangère vis-à-vis de la Russie. Sur le grand échiquier qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok, Brzezinski, reprenant l’idée du géopoliticien britannique Halford MacKinder selon laquelle le continent eurasiatique serait le cœur du monde, considérait que « si l’espace central rompt avec l’Occident et se transforme en entité unifiée et dynamique ; si dès lors, il parvient à assurer son contrôle sur le Sud ou à former une alliance avec le principal acteur en Orient, alors la prépondérance américaine en Eurasie sera terriblement réduite »1. S’ensuivirent le renforcement par les États-Unis de l’indépendance de pays tels que l’Ukraine ou des États baltes et l’élargissement de l’OTAN vers l’Est à partir des années 1990, pour contrer la puissance russe. « Sans l’Ukraine, écrivait Brzezinski, la Russie cesse d’être un empire, alors qu’avec une Ukraine subvertie puis subordonnée, la Russie devient automatiquement un empire »2.
Ce faisant, les États-Unis ont empêché toute résurgence du panslavisme, ce mouvement visant à l’union et à l’unité des Slaves. La notion d’unité slave ne date pas du XIXe siècle avec la naissance du mouvement panslaviste russe comme on le croit souvent, mais elle est présente « dès le début de l’histoire des nations slaves et elle s’est perpétuée à travers le Moyen-Age jusqu’aux temps modernes » selon Francis Dvornik 3. L’idée d’une union des peuples slaves au sein d’une fédération panslave sous la houlette de la Russie constitue la base du panslavisme4. Après la Seconde Guerre mondiale, les idées panslavistes du penseur Nicolas Danilevski (1822-1885) ont trouvé une forme d’incarnation dans l’alliance militaire qu’a été le Pacte de Varsovie5. En raison de la politique de neutralité observée par Tito depuis sa rupture avec Staline en 1948, la Yougoslavie manquait cependant à cette alliance qui regroupait plusieurs pays à majorité slave.
Les velléités occidentales de division des Slaves et de découpage territorial de la Russie
L’hostilité de l’Occident face au projet d’union des Slaves s’est doublée d’une détermination à diviser le monde slave en réduisant à néant l’influence de sa composante la plus importante : le peuple russe. Certains stratèges occidentaux se sont attelés, pour ce faire, à imaginer un découpage de l’immense territoire de la Fédération de Russie (17 millions de km2) en cas d’hypothétique défaite russe dans la guerre russo-ukrainienne, comme l’ont montré plusieurs projets récents, tel que celui présenté par Janusz Bugaiski, ancien conseiller des départements d’État et de la Défense américains, dans son ouvrage Failed State. A guide to Russia’s Rupture. Des plans datant de l’époque de la chute de l’Union soviétique ont refait surface6.
Cette volonté de division des Slaves sur le sol européen s’est développée dans les années 1990 à travers les guerres yougoslaves. On estime que 134 000 Slaves ont perdu la vie entre 1991 et 1999, qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans, (104 000 en Bosnie-Herzégovine, à 13 000 en Croatie et à 7 000 au Kosovo)7. À cet égard, les travaux de Diana Johnstone et de Jürgen Elsässer indiquent que ces guerres ont été provoquées par la volonté d’hégémonie des États-Unis en Europe, en utilisant leur bras armé, le radicalisme islamiste8.
On constate également, dans le domaine du soft power, à partir des années 2000, la volonté d’une certaine partie de l’intelligentsia américaine d’abandonner progressivement l’appellation d’« Études slaves » dans les universités et de la remplacer par celle d’ « Études Est-européennes ». On observe que ce changement est subrepticement mis en œuvre en Europe de l’Ouest. Cela constitue un signal clair visant à atténuer la slavicité au profit d’une atomisation de l’identité slave.
Pour l’heure, le bloc occidental continue de se consolider pour faire pièce à la Russie en intégrant de nouveaux États dans l’Alliance atlantique : la Suède et la Finlande, et peut-être prochainement la Bosnie, l’Ukraine, la Moldavie, et la Géorgie. Et ce, au risque d’une déstabilisation géostratégique accrue de l’Eurasie, ces trois derniers pays étant en partie militairement occupés par la Russie. Force est ainsi de constater que la chute de l’empire soviétique, loin d’apporter la paix, la stabilité et la prospérité sur le continent eurasiatique, a laissé place à un environnement géopolitique dans lequel l’identité et la survie du peuple slave sont une nouvelle fois mises en jeu, plus de trois décennies après la fin de la Guerre froide.
La guerre en Ukraine et la décimation du peuple slave
En septembre 2024, moins de trois ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine (24 février 2022), les combattants tués au combat se comptent désormais par centaines de milliers. On évoque désormais le nombre d’un million de morts ukrainiens. Cette guerre entre Slaves au cœur du continent européen est caractérisée par un taux de mortalité spectaculaire chez les troupes combattantes, qui serait soixante fois supérieur à celui enregistré parmi les troupes américaines lors de la guerre du Vietnam. Ces victimes s’ajoutent à celles de la guerre au Donbass qui, de 2014 à 2022, a fait plus de 14 000 morts. Selon le Wall Street Journal, « les pertes élevées – et leur progression rapide – des deux côtés laissent entrevoir des effets dévastateurs à long terme pour des pays qui, avant la guerre, luttaient contre le déclin de leur population, causé principalement par la crise économique et les soubresauts affectant leurs sociétés »9.
Dans ces conditions, si un nouveau conflit mondial survenait en raison de l’escalade guerrière actuelle entre l’OTAN et la Russie, ces populations seraient indubitablement annihilées par de sanglants combats fratricides au cœur même de l’Europe, voire par l’utilisation de l’arme nucléaire sur le champ de bataille. Cela constituerait sans doute l’ultime épisode de leur décimation qui s’est accélérée à partir du vingtième siècle, et par extension celle des autres peuples européens, qui ne seraient nullement épargnés.
Auteurs :
- Ana Pouvreau, géopolitologue, est docteur en Études slaves de l’Université de Paris IV-Sorbonne et diplômée en Relations internationales et Études stratégiques de Boston University.
- Alexis Troude est docteur en histoire, spécialiste de la Serbie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les Balkans.
Les groupes linguistiques slaves :
- Slaves orientaux : Russes, Ukrainiens, Biélorusses, Ruthènes, ainsi que Houtsoules et Lipovènes.
- Slaves occidentaux : Polonais, Tchèques, Slovaques (5,4 millions), Moraves, Sorabes, Cachoubes, Silésiens.
- Slaves méridionaux : Serbes, Bulgares, Slovènes, Croates, Bosniaques, Macédoniens, Monténégrins, et groupes plus petits : Gorans, Pomaques et Carashovènes.
Illustration : Zbigniew Brzezinski