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LE VERTIGE DU SUCCÈS

Les Soviétiques ne savaient pas analyser leurs propres succès, et Poutine est saisi du même vertige que ses devanciers : il surévalue les faiblesses des occidentaux – dont la seule vraie faiblesse est leur goût humaniste pour un Droit théorique.

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LE VERTIGE DU SUCCÈS

Le 2 mars 1930, Staline proposa à la Pravda, qui accepta de le publier, un article intitulé « Le vertige du succès ». C’était un cri d’alarme : le programme de collectivisation des terres, lancé peu avant, s’était évidemment traduit par un succès fulgurant pour l’agriculture soviétique. Kolkhoziens et kolkhoziennes, « avec des chansons » selon l’expression de l’époque, avaient bien entendu pulvérisé toutes les normes du Plan. En même temps Staline devait bien reconnaître que l’on était allé trop vite : dans bien des régions le Parti avait été incapable d’organiser la collectivisation face à des paysans auxquels en 1918 Lénine avaient justement remis les terres en propriété individuelle. Il en était résulté un considérable désordre et une baisse de la production, à l’origine de la Grande famine des années 30 (pas seulement en Ukraine).

Staline concluait qu’il fallait évidemment continuer à aller de l’avant, mais pas trop vite ! Et il reconnaissait plus ou moins clairement que le Parti s’était laissé emporter – par idéologie et volonté de puissance, dirions-nous. Et la suite de l’histoire de l’URSS fut de la même eau, du désastre de la mise en culture des « terres vierges » sous Khrouchtchev à l’irréalisme généralisé de l’époque Brejnev et au total désordre induit par la Perestroïka de Gorbatchev. Chaque fois, des succès apparents initiaux débouchaient sur une catastrophe.

Des exemples comparables pourraient être trouvés en politique étrangère, comme le soutien au « Tiers monde » à partir des années 1950, politique qui s’est effondrée à Cuba en 1962 et en Afghanistan dans les années 1980. Ou, à la fin, la « Maison commune européenne » de Gorbatchev.

Il y a donc bien quelque chose de systémique, lié bien sûr à l’aveuglement idéologique mais aussi au processus de décision de l’époque soviétique. Or si l’idéologie communiste a disparu, le processus de décision est resté pour l’essentiel le même, on va le voir. Et on doit se demander s’il ne peut pas, à nouveau, induire à Moscou le « vertige du succès », comme à propos de la guerre en Ukraine.

Anchorage, occasion ratée

En effet on doit se demander pourquoi Vladimir Poutine n’a pas essayé de profiter de l’occasion que lui offrait Donald Trump à Anchorage, le 15 août dernier, de parvenir à un accord qui n’aurait sans doute pas réglé juridiquement le conflit mais l’aurait au moins suspendu, peut-être même indéfiniment, en laissant la Russie maîtresse de fait de toute la région du Donbass ? On peut imaginer que ce fut la conséquence d’une forme de « vertige », là aussi, lié aux succès remportés ces derniers mois sur le terrain, avec l’arrière-pensée de faire encore mieux, de border tout le Dniepr et de forcer Kiev à passer sous les fourches caudines (en particulier ne pas adhérer à l’OTAN) ?

Avec des conséquences immédiates : le 15 octobre Trump a annoncé qu’il renonçait à une rencontre avec Poutine prévue à Budapest, il a annoncé des sanctions contre les sociétés pétrolières russes, qui auront à terme beaucoup plus d’effets négatifs pour Moscou que les 19 paquets de sanctions de l’UE, et il a parlé de fournir à Kiev des missiles à longue portée Tomahawk. Certes, une victoire russe à Pokrovsk paraît probable, et militairement l’Ukraine est dans une situation très difficile, mais si le durcissement américain se confirmait, la situation serait loin d’être réglée pour Moscou.

On connaît mieux désormais le cercle interne des conseillers de Poutine au Kremlin : environ 35 personnes, fort efficaces, décrites dans la Neue Zürcher Zeitung du 26 octobre dernier. Ils jouent le rôle que jouaient les responsables de l’administration du Comité central du Parti, dont les Occidentaux n’avaient compris l’importance qu’au début des années 1980. Les apparatchiks sont devenus des technocrates…

On a tout lieu de penser que les mécanismes d’analyse de la situation et de planification en matière internationale n’ont pas changé depuis l’époque soviétique : ils reposaient sur la notion très spécifique de « corrélation des forces », et sur un recours massif à l’action secrète sous tous ces aspects. Ce que l’on peut savoir des orientations de l’Académie des Sciences de la Fédération de Russie et du MGIMO (institut de recherche et de formation en matière internationale) ne contredit pas cette hypothèse.

La notion de corrélation des forces correspondait à une analyse et à un bilan synthétique des forces et des faiblesses de l’adversaire dans tous les domaines : société, économie, politique, etc., sans réelle priorisation. Comme à tout moment les sociétés de type occidental souffrent de problèmes de toute nature, qu’elles ne peuvent guère dissimuler, de l’économie à la politique en passant par la société, les Soviétiques avaient tendance à surévaluer leurs faiblesses (ce fut très net en 1939 ou encore au début de la Guerre froide, en 1947, ou pendant les « guerres de décolonisation », et en fait jusqu’à la fin).

D’autre part la confiance excessive accordée à l’action secrète, y compris la désinformation, amenait à penser que l’on pouvait sans danger exploiter les faiblesses (ou prétendues telles) de l’adversaire, avec souvent une lourdeur contreproductive, comme lorsque Moscou voulait absolument compromettre un Occidental de toute façon favorable à l’entente avec l’URSS, et que l’on aurait bien mieux fait de laisser tranquille…

Or sur ce plan les choses n’ont guère changé. Et on comprend que le spectacle actuel de l’Occident, avec de graves problèmes économiques et sociaux depuis les années 2010, un recul global face aux BRICS, une série d’échecs internationaux retentissants, comme la chute de Kaboul en 2021 ou l’éviction des Français du Mali, sans compter des impasses de politique intérieure un peu partout (la France donne l’exemple, mais elle n’est pas la seule), conduise les dirigeants russes à vouloir doubler la mise.

Tandis que par tous les moyens de l’action secrète ils visent à troubler les adversaires et à gagner les « neutres », non sans succès si on note les réticences qui se manifestent en Europe occidentale, tout au moins dans les populations, à propos d’un engagement stratégique net en faveur de l’Ukraine ainsi que les résultats obtenus malgré tout dans certains pays, comme par exemple la Syrie où les Russes sont en train de refaire leur trou.

Revenir à la politique

En face les Occidentaux se montrent divisés, hésitants, « court-termistes », beaucoup plus soucieux du Droit international (dans sa vision la plus abstraite) et de beaux discours que de stratégie ou de politique réaliste. Il n’est donc pas surprenant qu’avec leur logiciel et dans la situation actuelle les Russes pensent pouvoir obtenir encore plus en Ukraine et ne souhaitent pas négocier.

En même temps ils ont bien tort. La notion de corrélation des forces fait oublier celle du primat de la sphère politique. Avant février 2022, on pouvait penser que l’indétermination historique de la frontière entre la Russie et l’Ukraine, « marche-frontière » d’après son nom même, ainsi que les intérêts économiques et de liens de toute nature, familiaux, culturels, etc., permettraient à Moscou de conserver une forte influence dans ce pays, à condition de se montrer prudent et souple. Après plus de trois ans de guerre c’est fini : tout ce que peut viser la Russie, c’est une reconnaissance de fait de la démarcation actuelle, qui en gros comprend les Ukrainiens russophones. La reconnaissance d’une frontière nationale, pas le rétablissement d’un empire se réclamant de l’histoire et reposant sur une forme d’idéologie, voilà tout ce que peut espérer Moscou.

Il faut donc revenir à la politique, au sens forme du terme. Cela vaut d’ailleurs aussi pour les Occidentaux. Mais pour eux ce changement de cap est sans doute moins difficile : ils ont conscience malgré tout qu’une solution politique, même imparfaite, pour sortir d’une impasse est toujours bonne à prendre. Ils l’ont démontré pendant la Guerre froide, avec les négociations nucléaires, l’Acte final d’Helsinki en 1975, les négociations 2+4 en 1990. Mais à tous, Russes comme Occidentaux, on serait tenté de conseiller : « Lisez Bainville ! ».

 

Illustration : « En fait, j’en voudrais un peu plus. »

 

 


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