« Le reste du monde », comme on lisait parfois dans les statistiques, pèse lourd, en pétrole, en hommes, en territoires, en ressources. C’est un ensemble hétérogène, dont le principal point commun est de refuser que l’Occident mène le jeu mondial ou même prétende le mener. Cela inquiète beaucoup l’empire états-unien, qui alerte sur l’émergence d’un prétendu double maléfique.
La guerre en Ukraine, déclenchée il y a presque deux ans, a largement rebattu les cartes de la géopolitique mondiale. L’Occident, sûr de son bon droit et de sa supériorité morale, a eu la surprise de constater que « le reste du monde » n’était pas acquis à sa croisade antirusse. Il a pris acte, bien à regret et sans être encore allé au bout de sa réflexion, du fait que les pays de son ancienne sphère d’influence voulaient agir et penser par eux-mêmes.
Ce « reste du monde », qualification condescendante et obsolète, est appelé dorénavant « Sud global », en attendant mieux. Car en effet, les pays concernés par cette appellation ne se situent pas tous au sud du globe. Qu’est-ce donc que ce Sud global qui contrarie les plans de l’empire américain et de ses vassaux ?
Qu’est-ce que le Sud global ?
La réponse n’est pas si complexe. Les pays concernés constituent l’Afrique, l’Asie, y compris le Proche-Orient, et l’Amérique du Sud. Il conviendrait d’y rajouter la Russie et la Chine mais, en tant que co-adversaires numéro un de l’empire, ils jouissent d’un statut spécial, si l’on peut dire.
Il convient toutefois d’apporter des nuances géographiques à ce découpage un peu simpliste. De l’Asie il faut retirer le Japon, la Corée du sud, Taiwan et les Philippines, alliés traditionnels des États-Unis. En Europe, il faudrait peut-être rajouter les rebelles hongrois et maintenant slovaques, voire serbes, même si l’attrait des chèques européens à venir tempère parfois leurs ardeurs. Mais beaucoup d’observateurs considèrent que puisqu’ils sont en Europe, ils ne font pas partie du Sud global. Soit, mais tout se discute.
Quoi qu’il en soit, cela fait beaucoup de monde en lice pour contrer ou contenir les velléités bellicistes de l’Occident. Pour autant, il ne faudrait surtout pas croire que ce Sud global soit homogène et allié pour une résistance contre l’Occident. L’exemple le plus frappant est celui de l’Inde. Le pays le plus peuplé du monde, dont le poids géopolitique et économique est croissant, est en effet dans une configuration singulière : membre des BRICS comme la Chine, tout en étant son adversaire sur bien des sujets, ami des Russes mais aussi des Américains, membre de l’alliance militaire anglo-saxonne Aukus dans le Pacifique, mais premier acheteur d’armes de la Russie, on peut dire que le premier ministre Modi cultive le paradoxe. La conclusion est ambivalente : jamais l’Inde ne se proclamera ennemi de l’Occident mais jamais elle ne livrera d’armes à l’Ukraine ni ne sanctionnera la Russie et c’est en cela qu’elle est membre du Sud global.
D’autres pays sont dans une posture plus affirmée : l’Arabie Saoudite, proche de la Russie et de plus en plus en plus indépendante de l’Amérique, l’Égypte, dans une situation similaire, tout comme le Brésil ou les Émirats Arabes Unis. Ces pays sont d’ailleurs membres des BRICS, anciens ou récents, alliance disparate mais toutefois très désireuse de changer les règles du jeu international, notamment financières.
S’entendre avec la Russie ?
Les anciennes colonies de l’Afrique francophone sont également en mouvement vers plus d’autonomie stratégique tout comme de nombreux pays d’Amérique latine. Il ne faut pas s’y tromper : c’est un mouvement qui éloigne ces pays de l’Occident mais ce n’est pas une croisade anti-occidentale ni même anti-américaine. Trop d’intérêts communs unissent, par exemple, les pays du Proche-Orient à l’Amérique pour que la rupture soit violente. Il s’agit plutôt d’une prise de distance, d’une volonté d’indépendance affirmée et du refus de participer aux errements stratégiques de l’Amérique. Les agressions contre l’Irak et la Libye, l’abandon de l’Afghanistan sont dans toutes les mémoires et l’empire n’a aucune chance de convaincre ce Sud global d’accompagner son offensive contre la Russie et la Chine.
Malgré son hétérogénéité, le Sud a la même analyse : libre à l’Amérique de partir en guerre militaire contre la Russie ou économique contre la Chine, nous ne sommes pas concernés. Si l’Europe, même si c’est contraire à ses intérêts, veut suivre, c’est son affaire, pas la nôtre. Ce Sud veut échanger avec qui bon lui semble, à commencer par la Chine, et s’entendre avec la Russie, même si ce n’est pas occidentalo-compatible.
Certains vont cependant plus loin que d’autres : le Niger, le Burkina-Faso, le Mali ou la Centrafrique sont résolument anti-occidentaux, ce qui n’est pas le cas du Sénégal, de la Côte d’Ivoire ou du Bénin. On le voit, ce Sud global est une simplification commode qui abrite de multiples nuances. Il ne faut donc pas majorer son influence : il ne s’agit pas d’une marche irrésistible vers une nouvelle hégémonie qui se substituerait à celle de l’empire américain.
Vers un monde multipolaire
Mais tout cela est révélateur du grand basculement géopolitique mondial que l’on peut observer depuis que la Russie a envahi l’Ukraine. Ce mouvement, qui ne fait que commencer, devrait ainsi avoir une conséquence majeure : la fin inéluctable du monde unipolaire issu de la chute de l’Union soviétique au profit d’un monde multipolaire où de multiples forces s’exerceront ensemble ou en sens contraire.
Certains, à Washington, et notamment chez les néo-conservateurs, voient venir ce scénario avec inquiétude. C’est pourquoi l’Amérique tente d’alerter le monde sur la dangerosité supposée de ce monde multipolaire. Et si c’était le contraire ? Car enfin, combien de guerres ont été déclenchées par un empire sûr de sa supériorité militaire et donc de son impunité ? Citons ainsi les guerres illégales contre la Serbie, l’Afghanistan, l’Irak et la Libye. Ajoutons les guerres indirectes provoquées ou entretenues en Tchétchénie, en Bosnie, en Croatie, au Kosovo, en Géorgie ou en Syrie. Notons au passage que cette brillante liste s’est interrompue avec la présidence de Donald Trump.
Joe Biden s’est ensuite installé aux commandes et l’on peut rajouter l’Ukraine au palmarès américain. Certes la guerre russe est tout aussi illégale que les précédentes, mais elle serait terminée depuis longtemps si l’Amérique, après l’avoir largement provoquée, ne s’escrimait pas à la faire durer. Combien de morts en plus pour une défaite ukrainienne inéluctable ? D’un conflit qui aurait pu être court et régional, l’Amérique a fait une guerre longue et de haute intensité. L’armée russe en sortira renforcée avec une expérience bien plus éprouvée que celle des forces de l’OTAN.
Un basculement géopolitique
Ce monde multipolaire qui vient n’empêchera évidemment pas des conflits régionaux d’éclater car la confrontation est au cœur de la nature humaine. Mais il permettra sans doute d’éviter leur extension périlleuse et interdira des guerres fabriquées de toutes pièces, comme en Irak, guerre absurde, symbole tragique et grotesque de la tyrannie américaine.
Si l’Ukraine a été le déclencheur visible de ce vaste basculement géopolitique, la relance sanglante du conflit israélo-palestinien peut l’accélérer. En effet, La violence de la réaction israélienne après les attentats terroristes du Hamas a indisposé nombre de pays du Sud global, en particulier les pays arabes. Les timides appels à la retenue des États-Unis n’ont convaincu personne et pour cause, les demandes de cessez-le-feu déposés à l’ONU par plusieurs pays se sont systématiquement heurtées au véto américain. Biden a levé un sourcil pour condamner les attaques des colons israéliens en Cisjordanie mais rien de concret ne s’est passé. Ce soutien inconditionnel, malgré des milliers de morts civils, assorti de surcroît d’importantes livraisons d’armes, aura des conséquences.
En face, l’Iran a fait preuve d’une retenue qui n’était pas écrite à l’avance. Israël a maintenant le mauvais rôle et son indéfectible allié américain également par la même occasion. L’Amérique est dorénavant bien embarrassée par ces deux dossiers brûlants : la défaite à venir de l’Ukraine, donc de l’OTAN, et le jusqu’au-boutisme israélien. Cette fois, l’Empire vacille.
Illustration : Anthony Blinken, le secrétaire d’État américain, en pleine tournée africaine pour contrer la Russie et remplacer la France.