Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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La France et ses partenaires européens gagneraient à clarifier leurs positions géopolitiques, et surtout à se comprendre mutuellement : l’Afrique est un enjeu essentiel pour tous, la relation avec les États-Unis aussi. Paraître prétendre à un quelconque leadership ne fait qu’ajouter à la confusion.
Les commentateurs étrangers ont souvent l’impression d’une nette inflexion dans les propos d’Emmanuel Macron entre son discours à la Sorbonne de juin 2017 et son discours devant les Ambassadeurs, fin août dernier. Il est clair que l’Europe tient relativement moins de place par rapport au reste du monde dans le dernier discours, encore qu’en fait, le président de la République a condamné la passivité et l’irénisme de l’Union européenne devant la mondialisation et ses conséquences économiques et migratoires d’une façon que l’on ne peut qu’approuver. Et on ne peut que constater sa forte implication dans le renouvellement tout récent des instances européennes.
Ce qui est net, en tout cas, c’est que le couple franco-allemand tient désormais relativement moins de place. Et, on le lui reproche parfois, Emmanuel Macron réoriente ses efforts en direction de Donald Trump, comme lors du G7 à Biarritz. Il est vrai que Berlin a déçu Paris en matière de budget européen et aussi de Défense. En outre, le difficile processus de relève politique en cours en Allemagne ne facilite pas la reprise de ces dossiers.
Je voudrais montrer ici que nos partenaires européens ne voient pas ou plutôt ne veulent pas voir les orientations (et les contraintes) géopolitiques constantes de la France. De notre côté, nous ne voyons pas ou nous ne voulons pas voir les leurs. L’Europe continentale n’épuise pas l’espace qui intéresse la France, alors qu’il est central pour nos voisins à l’Est.
Depuis au moins la Première Guerre mondiale, Paris a toujours eu une politique à la fois « européenne » et « atlantique ». Pour prendre le cas des affaires militaires, comment imaginer la poursuite de nos opérations en Afrique sans l’aide américaine (renseignement, observation, forces spéciales) ? Et avec la coopération britannique, en particulier pour nos armements ? L’invocation par Paris de l’« Europe souveraine » et d’une Europe de la Défense, depuis 2017, n’y change rien.
Les autres Européens, en particulier ceux de l’Est, voient en général l’Europe de la Défense avec scepticisme, et comptent sur les États-Unis et l’OTAN pour leur sécurité face à la Russie. Mais les besoins stratégiques français sont différents de ceux de l’Europe de l’Est, et donc les modalités du rapport aux États-Unis et à l’OTAN ne peuvent être que différentes.
L’Allemagne pose un problème particulier : elle freine les initiatives militaires européennes de Paris depuis 2017 mais en même temps elle s’éloigne de plus en plus de l’atlantisme, non seulement en esprit mais aussi par sa politique de défense (en particulier le refus affirmé de façon de plus en plus ferme du stationnement supplémentaire sur le sol européen d’armes nucléaires de l’OTAN, en plus des bombes d’avion encore présentes mais de plus en plus déclassées). Sans compter l’état de déréliction de ses forces armées : sur 51 hélicoptères de combat Tigre, aucun n’est actuellement opérationnel ; sur six sous-marins, aucun ne peut prendre en ce moment la mer…
Premier grand écart géopolitique entre Européens : les uns comptent sur les États-Unis et le disent, d’autres (les Français !) comptent sur les Américains, eux aussi, mais ne le disent pas. Quant à l’Allemagne, elle est en fait devenue sur ce sujet « Der Geist der stets verneint », l’esprit qui toujours nie, selon Goethe.
Le second grand écart concerne la Russie. Elle a toujours été pour la France une puissance de revers face à l’Allemagne et parfois aux États-Unis. Désormais elle est à nouveau un partenaire à retrouver face à la Chine et au Moyen Orient, vient de déclarer le président de la République, qui a reçu le président Poutine avant le sommet de Biarritz. Mais, en dehors de la Finlande, les autres membres de l’Union sont vent debout. Quant à l’Allemagne, elle est déchirée : d’un côté elle rejette les interférences russes en Ukraine, de l’autre elle a besoin du gaz russe pour essayer de sauver une révolution énergétique en difficulté.
Mais le discours géopolitique français comporte aussi une arrière-pensée, toujours sous-jacente depuis 1945 : celle du « double équilibre », la France rééquilibrant l’Allemagne grâce à la Russie et aux États-Unis, et rééquilibrant aussi les puissances russe et américaine par une construction européenne à base franco-allemande. Ce fut en tout cas une tendance très fréquente, particulièrement marquée sous le général de Gaulle, François Mitterrand et Jacques Chirac. Autre arrière-pensée, celle des trois cercles : le cercle européen, l’atlantique, et le monde francophone, la France constituant en quelque sorte le point de rencontre de ces trois cercles, là aussi pour jouer un rôle au-delà de sa puissance intrinsèque. Cette « géopolitique à la française » pouvait paraître fonctionner pendant la Guerre froide, qui nous assurait un grand confort, car nous jouissions de l’Alliance atlantique sans être en première ligne et l’Allemagne restait divisée.
Mais fut-ce toujours positif, au-delà du discours gratifiant et de la position confortable ? De Gaulle a en fait échoué dans son projet d’« Europe européenne », dialoguant avec Washington et Moscou. François Mitterrand a échoué avec son projet de Confédération européenne en 1989-1990, qui reprenait en fait le même objectif. Et Jacques Chirac n’a pas obtenu avec la crise irakienne de 2003 le rééquilibrage transatlantique qu’il souhaitait. Nous n’avions pas, en effet, les moyens politiques, économiques et militaires de cette politique d’équilibres entrecroisés. La recherche d’un équilibre harmonieux arbitré à Paris tournait régulièrement au grand écart… et le discours du président de la République devant les ambassadeurs, fin août, pose de toute évidence la question du rapport entre les ambitions et les moyens. L’ensemble des orientations géostratégiques préconisées risque, une fois de plus, de tourner au grand écart, entre une Europe qui se cherche, une Russie qui sait ce qu’elle veut, et des États-Unis qui à la fois s’éloignent et veulent aussi régenter.
En même temps nos partenaires européens sont soit dans la contradiction, comme les Allemands depuis les années 2010, soit désemparés devant les évolutions actuelles de la politique américaine. Nous devons comprendre les autres Européens, et réciproquement ils doivent cesser de caricaturer nos positions (qui ne sont pas uniquement celles d’Emmanuel Macron, mais qui ont une histoire). Il faut, pour commencer, que tout le monde admette les deux axes stratégiques prioritaires qui concernent l’Europe directement : la Russie à l’est, l’Afrique au sud. Donc que nous comprenions les préoccupations des Européens de l’Est. Nous avons raison de dire qu’il est vain de vouloir ostraciser la Russie, qui a gagné en Crimée, en Syrie, et qui en Ukraine peut compter sur l’essentiel : ce pays ne fera, je pense, partie ni de l’OTAN ni de l’Union européenne. Et la nouvelle crise énergétique qui s’annonce va encore renforcer les arguments de la Russie.
Mais nous ne devons pas trop en faire, sinon nous verrons arriver les Russes avec des « papiers », des propositions d’accords bilatéraux qui, en fait, nous gêneront. Comme le disait Staline, « des relations d’affaires » maintenant une certaine distance conviendraient très bien.
D’autre part nous devons constater qu’enfin la République fédérale a pris la dimension du problème africain. Depuis 2015 elle s’est dotée d’une véritable politique africaine et y met beaucoup d’argent. Berlin estime cependant que notre action est trop militaire et ne prend pas suffisamment en compte les aspects civils, certes complexes, et le développement. Il se trouve que nos militaires sont de plus en plus d’accord avec cette analyse, je l’ai montré ici récemment.
En outre Berlin nous renvoie notre discours « européen », qui pose le problème d’un siège de l’Union européenne au Conseil de sécurité, qui pose le problème de notre arme nucléaire, etc. Nous aurions intérêt à sortir de ces faux-semblants et de ces hypocrisies, des deux côtés et donc aussi du nôtre, et à parler sérieusement avec Berlin, sans donner l’impression de vouloir constituer un axe franco-allemand.
Que devons-nous faire accepter par nos partenaires ? Que l’Afrique est un enjeu essentiel. Que notre relation stratégique avec les États-Unis et le Royaume-Uni (Brexit ou pas) est essentielle et non négociable. Et que devons-nous faire de notre côté ? Montrer plus de prudence dans nos ouvertures vers Moscou. Pour l’Afrique, tenir compte des vues nouvelles de l’Allemagne. Pour notre défense, moins parler de notre nucléaire, et surtout ne pas le présenter comme une garantie française à l’Europe, ce qui est compris comme une volonté de leadership.
Illustration : « Le futur n’appartient pas aux mondialistes. Le futur appartient aux patriotes. » Trump, Nations Unies, 24 septembre 2019.