Les intellectuels français se sont fabriqué une Allemagne idéale, à leur mesure, tout comme les intellectuels américains ont fabriqué des États-Unis Démocrates : ce qui ne va pas dans le sens de leur histoire est réputé vestige de peu d’intérêt. De même les think tanks européens, totalement financés par les États-Unis, projettent une image du monde qui ne sert que les intérêts états-uniens.
L’élection de Donald Trump a provoqué un étonnant déferlement psycho-idéologique, marqué par un désespoir existentiel : les Françaises ne pourraient plus se faire avorter, la Nature allait être violée, les Pauvres, écrasés, les Immigrés, pourchassés et l’Ukraine, abandonnée. Nos concitoyens intériorisaient les avatars de la politique américaine à un point surprenant. N’étant ni psychiatre ni philosophe, je laisserai ces aspects de côté mais on essaiera de comprendre, très concrètement, pourquoi la plupart des médias et responsables français n’ont pas vu venir la victoire totale de Trump ; pas plus, d’ailleurs, que l’implosion politique de l’Allemagne, phénomène tout aussi important pour nous.
Commençons par l’Allemagne. Finalement assez peu de Français connaissent directement ce pays, l’étude de sa langue dans l’enseignement secondaire est devenue résiduelle (ce n’était pas le cas dans les années 50 et 60). Le peu de connaissances que l’on a de notre voisin passe par le truchement de la corporation universitaire des germanistes et par certains politologues, essentiellement à Sciences Po. Or ils se sont toujours plantés. Dans les années 1970 et 1980, ils professaient doctement que personne en RFA ne pensait sérieusement à la réunification, alors que le contraire était évident pour quelqu’un qui écoutait et observait et ne se contentait pas de construire des théories commodes.
Mais ce ne fut pas tout. Nos germanistes ont toujours favorisé dans leurs analyses les socialistes et les Verts allemands, et ce depuis les années 60 et Willy Brandt, et ont considéré les chrétiens-démocrates avec méfiance, voire mépris. Ils ont salué avec enthousiasme la décision de Mme Merkel d’abandonner le nucléaire en 2011, ou d’accueillir à bras ouverts les migrants en 2015. Or ces deux décisions figurent parmi les causes essentielles de la crise actuelle de l’Allemagne et de l’Europe.
Ils n’ont pas vu venir la crise actuelle, ou se réfugient dans des dissertations sur le ventre toujours fécond de la Bête immonde. Ils n’ont plus rien à dire, mais ne supportent pas que d’autres tentent d’expliquer les choses à leur place. Je ne dis pas que les autorités allemandes, et en particulier les grandes Fondations liées aux partis politiques que compte la RFA, fort richement dotées, n’aient pas discrètement favorisé ces tendances, mais ce n’est rien à côté du fait qu’à partir des années 1960 nos spécialistes se sont construit leur petite Allemagne d’amour, assez différente de l’Allemagne réelle.
Think tanks : abdication de l’intelligence
En ce qui concerne les États-Unis, le processus a été différent, et concerne toute l’Europe et pas seulement les Français, mais le résultat est le même : une considérable dépendance psychologique complètement intériorisée. On a oublié qu’à la suite de l’opération américaine en Irak, en 2003, un très fort anti-américanisme s’était manifesté en France et en Europe, tendance renforcée par la très grave crise financière de 2008-2009, partie de New York, qui déclencha des réactions hargneuses.
Mais, élu en novembre 2008, le président Barack Obama fut accueilli en Europe par des transports d’enthousiasme : on voyait en lui l’inverse de George Bush Jr (le responsable de la guerre d’Irak) et la parousie de l’« inclusivité » de l’Amérique, symbole du monde nouveau, post-occidental. Le Soft Power américain joua à fond de cette image, renforcée par la secrétaire d’État Hillary Clinton, qui fit du féminisme et des droits LGBT des axes majeurs de l’action internationale des États-Unis.
On constatait le retour d’un messianisme américain, certes ancien mais renouvelé, reposant sur les valeurs nouvelles de la société américaine plus que sur le corpus occidental libéral classique. Les interventions internationales et même transnationales de Washington, par le biais des programmes fédéraux de « formation à la démocratie », des programmes Young leaders auprès des banlieues européennes, etc., les campagnes diverses contre telle ou telle tendance qualifiée de sexiste, d’homophobe, de « suprématiste », étaient certes apparues dès la présidence de Bill Clinton (1993-2001) mais elles se multiplièrent à partir de 2009, avec l’encouragement des médias américains. Le tout avec les armes qu’offre la judiciarisation croissante de la vie internationale et le droit que s’arrogent les États-Unis d’exporter leurs règles de droit, qui deviennent « extraterritoriales », dès qu’existe un contact, si ténu soit-il, entre l’organisation ou l’individu suspect et les États-Unis. À la suite de quelques amendes de milliards de dollars, les milieux financiers et économiques veillèrent à rester très sagement dans les clous plantés par Washington.
Là-dessus se greffa le phénomène des think tanks et de leur interconnexion croissante. Ils existent aux États-Unis depuis la Deuxième guerre mondiale, à la suite de la fameuse Rand Corporation (créée à la demande du Pentagone). Ils ont pris leur essor en Europe plus récemment mais se sont beaucoup développés depuis la fin du siècle dernier. C’est lié à la profonde transformation des universités et organismes de recherche européens depuis cette époque : les postes titulaires de chercheurs ou d’enseignants sont devenus très rares, voire ont disparu. Un chercheur fait très souvent carrière de nos jours de CDD en CDD, lié chaque fois à un programme de recherche précis et limité à trois ou quatre ans. Ma génération avait encore des postes titulaires et pouvaient se livrer à des recherches à long terme, dans une indépendance matérielle appréciable.
Atlantisme révérencieux
Le nouveau modèle empêche d’approfondir vraiment les questions, limite l’indépendance des chercheurs, et encourage les effets de mode et de « Group Think ». En outre, pour être crédible, un jeune chercheur européen doit être passé par un ou des think tanks américains, évidemment les plus riches et les plus puissants, et cela facilite et accompagne l’interconnexion croissante de ces centres. C’est particulièrement sensible dans le cas de la crise ukrainienne. Certains centres de recherche et certaines fondations (comme la Fondation Soros) ont œuvré depuis le début des années 2000 vers les pays de l’ex-URSS, contre Moscou.
Dès 2015 au moins, les différents services et think tanks américains commençaient à réfléchir sur les sanctions et mesures militaires d’aide à l’Ukraine, de toute nature, qui furent effectivement appliquées à partir de 2022. Soyons clair : il s’agissait d’éliminer la Russie comme puissance mondiale. On renvoie le lecteur aux publications de la Rand Corporation, facilement accessibles.
Mais cette galaxie de think tanks se livre parfois à des recherches plus confidentielles, comme les travaux suscités depuis 2015 par l’Institute for Statecraft. Cet organisme britannique, fort proche des services secrets, exerce son action en direction des think tanks européens mais aussi des journalistes et des décideurs de différents pays, dont la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne (programme Integrity). Il bénéficiait d’une aide financière de l’OTAN. Il s’agissait de lutter contre la désinformation russe, mais aussi d’influencer les milieux compétents européens. Lorsqu’elle fut révélée par le Parti travailliste britannique en 2018, et il n’y a aucun doute sur la véracité du fait, cette affaire provoqua un certain émoi.
Mais qui ne fit pas disparaitre l’atmosphère d’atlantisme révérencieux qui n’a fait que s’accroître depuis. Pourquoi les élites françaises, naguère si « gaullistes », paraissent désormais souvent encore plus unanimement ouvertes que leurs voisines européennes à ce nouvel atlantisme ? Le poids du cartésianisme, qui ne tient pas compte de l’observation et de l’expérience ? Le prolongement de cette hypocrisie chafouine que nous avons héritée des jansénistes ? Un nouvel avatar du solipsisme gallican ? Ou encore une « solidarité de classe » fantasmée avec les « élites » américaines ?
Illustration : « Partout dans le monde, des centaines de millions de personnes vivent dans des endroits où elles peuvent être arrêtées et même exécutées car elles sont homosexuelles. » Hillary Clinton, exagérant à peine le 28 octobre 2017, lors d’un gala au profit des droits LGBT.