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Le 24 février 2022, « Août 14 » du XXIe siècle ?

Trente ans après la désagrégation de l’URSS, le conflit ukrainien a ravivé tous les spectres de la Guerre froide ; en fait, la troisième guerre mondiale a commencé, par procuration. Le Moyen-Orient est en ébullition, la Chine et les États-Unis se toisent et, surtout, l’Europe est affaiblie et dépendante. Et si le monde d’après était un monde sans Union européenne ?

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Le 24 février 2022, « Août 14 » du XXIe siècle ?

Il y a deux ans, le 24 février 2022, à 3 h du matin, les armées russes pénètrent dans le territoire ukrainien. « L’Opération spéciale » a commencé. La guerre est revenue en Europe, trente ans après la Yougoslavie, et elle bouleverse les équilibres du monde. De manière inattendue l’Ukraine a résisté à l’offensive et la Russie ne s’est pas effondrée sous la pression des Occidentaux. Depuis, ce conflit n’en finit pas et il a déjà le goût des cendres de la Grande Guerre avec ses tranchées, ses obus, ses hécatombes. Une guerre absurde ?

Par-delà les propagandes, les discours convenus, les mensonges et les silences, il est important de rappeler les origines de la tragédie. Il y a une chronologie implacable. Septembre 1991, l’Union soviétique se désagrège dans le fracas d’une crise sans précédent. Dans l’improvisation, les chefs communistes des Républiques soviétiques décident de maintenir la carte politique de l’URSS par des indépendances et une union formelle, la « Communauté des états indépendants », véritable OVNI institutionnel. Pendant dix ans la crise ruine les sociétés, promouvant la corruption, le crime et le pillage à l’échelle internationale. Si la situation se stabilise en Russie et dans quelques anciennes républiques qui bénéficient des rentes du gaz et du pétrole, ailleurs l’érosion brutale se poursuit. En 2004, la « révolution orange » révèle la fragilité de l’Ukraine qui ne parvient pas à sortir du chaos. À l’Est, industriel et russophone, les populations regardent vers la Russie voisine qui semble nouer avec la prospérité. Dix ans plus tard, nouveau coup d’état à Kiev. La Russie en profite pour reprendre la Crimée à partir du port de Sébastopol dont elle avait conservé l’usage. Les deux provinces du Donbass font sécession. La guerre a commencé. Une guerre civile, terrible, meurtrière. Les élections présidentielles de 2019 à Kiev sont remportées par Zelinsky, un animateur de télévision, qui remplace l’oligarque Porochenko. Moscou accueille favorablement le nouvel élu qui représente un courant plutôt conciliant. Or, sur le front du Donbass, les bombardements meurtriers ne cessent pas. Les négociations dites « de Minsk », sous la houlette de l’Allemagne et la France, n’aboutissent à rien. Le 24 février 2022, les troupes russes foncent sur le nord de l’Ukraine et menacent Kiev comme elles l’ont fait en 2008, en Géorgie, pour soutenir les Ossètes séparatistes. Mais le plan échoue. L’intimidation n’a pas raison de la résistance ukrainienne. Pire, le conflit s’internationalise avec le soutien de l’OTAN, de l’UE et même de la Suisse, qui prennent des sanctions sans précédent contre la Russie (15 000 sanctions à ce jour !) et livrent des armes à l’Ukraine, lui fournissent de l’argent, beaucoup d’argent (250 milliards d’euros) et même des hommes (conseillers, techniciens et mercenaires). Du côté russe, Moscou cherche un soutien économique et politique contre « l’Occident collectif ». La Chine répond « présent ». L’Inde y trouve son intérêt comme la Turquie. L’Iran et la Corée du Nord se révèlent des alliés sûrs. L’Afrique est déboussolée. Même le Brésil exprime sa sympathie à Moscou. Le pire des scénarios est écrit. La troisième guerre mondiale a bien commencé. Il s’agit d’une guerre mondiale par procuration qui se déroule dans la boue du Donbass et de la plaine pontique.

Populations sacrifiées

Les effets, nous commençons à les connaître. Il y a d’abord les morts et les blessés, dont les chiffres officiels sont secrets, mais qu’est-ce que le secret quand il suffit d’une photographie satellite d’un cimetière toujours plus rempli ? Les chiffres avancés sont effrayants (300 000 victimes pour la Russie et 500 000 pour l’Ukraine, selon les États-Unis). Les classes creuses apparaissent déjà au bilan démographique. À cela s’ajoute la fuite à l’étranger, celle des jeunes garçons, surtout ukrainiens. Les Russes n’ont procédé qu’à une seule mobilisation pour éviter la panique, recrutant ensuite des prisonniers et même des mercenaires en Asie centrale. Les femmes aussi ont fui. Sur le front économique, les équilibres sont rompus. Si l’Ukraine est dans un état catastrophique, tous les pays concernés sont fragilisés. L’Occident s’est volontairement privé du gaz russe, prenant le risque d’une forte inflation et de menacer son potentiel productif. Le COVID l’avait révélé, la guerre le confirme, l’affaissement des industries, notamment allemandes, et de l’agriculture place l’Europe dans un état de fragilité et de dépendance comme jamais dans son histoire. Notons, au passage, une forte inflation en Russie (environ 8 %) qui remet en cause la courte prospérité entrevue depuis 2010 malgré la réindustrialisation à marche forcée. Le tableau est déjà bien sombre alors que le conflit s’étend.

Personne ne sait combien de temps durera cette guerre. Personne ne peut dire quel sera le monde d’après.

Le 26 septembre 2022, le sabotage des gazoducs Nord Stream confirme que l’Europe est bien en guerre, et ce quels qu’en soient les auteurs, Ukrainiens, Britanniques, Russes, Américains ou Martiens. La route du gaz est coupée ! L’onde de choc de la guerre se propage sur la planète. L’Allemagne entre en récession. La Chine, à peine remise de l’épidémie grippale, voit sa croissance sérieusement ralentie et le régime communiste se raidit. La tension renait dans le Pacifique, à Taïwan ou en Corée. Au Proche-Orient, le rapprochement voulu par Moscou entre Riyad et Téhéran (lors de la dernière réunion des BRICS) vole en éclat quand le Hamas attaque Israël et la riposte fait trembler de rage le monde musulman jusqu’en Europe. Les Chiites yéménites alliés de Téhéran perturbent l’accès à la mer Rouge. En réponse, le Pakistan, soutenue par les États-Unis, menace l’Iran.

Mais quel monde d’après ?

Et tout cela pourquoi ? Fait-on une guerre planétaire pour une région aussi gaie et bucolique que le Donbass, beau pays de mines ? Certes, il y a bien eu Dantzig. Marcel Déat avait posé la question en 1939 : peut-on « mourir pour Dantzig » ? La suite a prouvé que oui. Et puis, on a oublié Dantzig. Sans doute, du côté du Kremlin, on a pu croire qu’une guerre rapide pouvait renforcer la position d’un groupe au pouvoir depuis 25 ans. Les élections en 2012, qui permirent le retour de Poutine, ne s’étaient pas si bien passées que cela. Certains analystes considèrent que la possibilité d’une guerre avec l’Ukraine avait été envisagée dès cette époque pour ressouder le pays derrière ses chefs. Peut-être. Avant, il y avait eu le discours de Munich en 2007 dans lequel Poutine contestait déjà le monde « global » des Occidentaux (comprendre : Anglo-saxons). Le 24 février 2022, « VVP », comme on surnomme le président russe, avait énuméré ses buts de guerre : indépendance des deux républiques du Donbass (rattachées depuis à la Russie), neutralisation de l’Ukraine (sa non-intégration à l’OTAN), dénazification (disparition des groupes paramilitaires qui se sont multipliés à partir de 2014). Aujourd’hui les objectifs, dans les grandes lignes n’ont pas changé. Mais, entre-temps, la Russie a accéléré son orientation économique vers l’Asie, en multipliant depuis dix ans les investissements en Sibérie, dans le Grand Nord – qui est la route vers le Pacifique – et son Extrême-Orient. Quant à l’Ukraine, Bruxelles lui a promis une adhésion à l’UE, c’est-à-dire le financement de sa reconstruction au prix de notre appauvrissement.

Depuis deux ans nous vivons dans un monde aveugle. Personne ne sait combien de temps durera cette guerre. Personne ne peut dire quel sera le monde d’après. L’Ukraine a peu de chance de retrouver les territoires perdus. À Moscou, on ne veut pas d’une paix à la coréenne avec un front gelé qui maintiendrait un état de guerre trop coûteux. D’ailleurs, ces « fronts gelés » se multiplient aux frontières russes : dans le Caucase (Ossétie, Abkhasie), en Transnistrie, et même dans les Kouriles depuis 1945. Pour Moscou, l’idéal serait un congrès international qui entérinerait un partage de l’Ukraine. La solution aussi pénible qu’elle soit pour Kiev, est à l’Ouest, avec l’essoufflement de l’aide américaine.

Mais que signifierait cette victoire russe ? À vrai dire peu de chose, sinon la réaffirmation de vieilles vérités politiques : la primauté de l’intérêt national, la guerre comme instrument de cet intérêt, la fragilité des grandes hégémonies (américaine, dans ce cas). Le vrai sujet est l’après-guerre. Quels liens établir avec une Russie tournée vers l’Asie et rétive à toute coopération avec l’Ouest ? Que deviendront les sociétés occidentales aux États impuissants, et rongées par les crises successives ? Si les deux questions sont liées, alors un préalable se dessine : la disparition de l’Union européenne et de l’OTAN, du moins dans leurs formes actuelles. C’est bien là la grande peur de l’Occident.

 

 

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