Soutenir l’Ukraine sans renoncer au gazoduc russe en s’appuyant sur Paris tout en se rapprochant du groupe de Visegrad ; ne plus soutenir Israël en s’alignant sur l’ONU et s’accommoder avec la Grande-Bretagne sans fâcher l’UE ; surveiller la Chine avec les USA tout en évitant la rupture avec l’Iran. Carte de l'Europe politique, 1914, bibliothèque nationale de Berlin.
Depuis le XIXe siècle, l’Allemagne hésitait entre un horizon européen et un rôle mondial. À la fin du XXe siècle, elle paraissait avoir trouvé un équilibre entre ces deux orientations, politique systématiquement échafaudée par la RFA à partir de 1949.
Les principes observés avec constance furent poursuivis sur des décennies. D’abord, un multilatéralisme systématique ; ensuite, la construction européenne. Mais pour l’Allemagne cette construction devait rester ouverte : Bonn ne voulait pas laisser la France transposer au niveau européen son protectionnisme traditionnel, pas plus que son approche dirigiste et « eurocentrée » de la politique économique. Enfin, il ne pouvait être question de remettre en cause la relation avec les États-Unis et l’Alliance atlantique, dont la RFA fut toujours le meilleur élève, sans néanmoins hésiter à s’appuyer le cas échéant sur d’autres partenaires, comme la France, pour faire pression sur les États-Unis, quand elle avait l’impression que Washington ne prenait pas suffisamment en compte ses intérêts.
Dès que la détente fut possible, à partir de la fin des années 1960, Bonn lança l’Ostpolitik en direction de Moscou sans cependant rien abandonner par ailleurs. Dans le même temps, elle soutenait une présence économique mondiale, jouant dans et par le libéralisme, sans se limiter à l’espace économique européen. Telle était la stratégie de mondialisation maîtrisée pratiquée par les grandes firmes allemandes depuis les années 90 : cette stratégie consistait à délocaliser le bas de gamme, largement vers Europe de l’Est… et à garder le haut de gamme et la recherche/développement qui va avec.
Succès de la politique passée
À la fin du XXe siècle, le résultat était clair : l’Allemagne était réunifiée, sa puissance économique se développait au niveau mondial, et elle exerçait un évident leadership en Europe et un rôle clé au sein du monde atlantique. La réconciliation, dans la prudence et la modération, des deux grandes tendances évidentes depuis le XIXe siècle, eurocentrée ou mondialiste, après un siècle d’errements parfois tragiques, était encore ce qui avait produit les meilleurs résultats….
Cet équilibre a été promu et symbolisé par le chancelier Kohl, qui avait réussi la réunification sans rompre avec Moscou, Washington ou l’Europe, car justement il voulait encadrer l’Allemagne réunifiée dans le multilatéralisme ; mais un tel équilibre a été perdu de vue par ses successeurs, Schröder et surtout Merkel. Cette dernière est passée du multilatéralisme à l’irénisme et au mondialisme à la Davos, qu’accompagnait une considérable abstinence géopolitique ; la puissance économique et la diffusion des normes juridiques de l’État de droit étaient censées assurer la sécurité et la prospérité d’une l’Europe et d’une Allemagne ouvertes sur le monde. Le sommet et l’échec de cette politique furent résumés par la crise des migrants en 2015.
Mais la très vive réaction de l’opinion allemande à cette crise, ainsi, plus généralement, que les effets à long terme de la crise financière de 2008, qui touchent aussi l’Allemagne quoi qu’on en pense, modifient la donne ; la montée de la Chine, la résurgence de la Russie, les hésitations américaines, le Brexit rebattent les cartes. La crise ukrainienne en particulier à partir de 2013 fut un véritable choc. Et, à Berlin, tout naturellement, on essaie de faire le point, avant même le départ de Mme Merkel. Bien entendu, les points de vue divergent, dans une cacophonie, renforcée encore par la division des partis dans un paysage politique en pleine recomposition.
Après la crise un nouveau consensus
Néanmoins, on peut entrevoir les éléments d’un nouveau consensus en gestation. Il paraît assez bien résumé dans certains propos de la nouvelle présidente de la CDU, Mme Kramp-Karrenbauer, qui a une bonne chance de succéder à Mme Merkel à la chancellerie, mais qui paraît beaucoup plus indépendante de cette dernière qu’on n’avait tendance à le penser.
Un repli sur l’Europe ou plus exactement sur l’Eurasie, avec ses sources d’énergie et ses marchés essentiels pour l’Allemagne ? C’est certainement une tentation, qui apparaît, par exemple chez le ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas. Mais, une telle position pose deux séries de problèmes qui compliquent la stratégie allemande. D’une part, après une période pendant laquelle le commerce allemand avec la Chine en particulier s’était développé considérablement, jusqu’à ce que la Chine devienne le premier partenaire commercial de la RFA, on assiste, aujourd’hui à un contrecoup, à cause de la prise de contrôle par les Chinois de certaines entreprises allemandes de haute technologie. D’autre part, dans un tel schéma la RFA apparaîtrait comme le leader quasi hégémonique de l’Union européenne. Or les Allemands sont très conscients de la crainte qu’ils suscitent chez leurs voisins : un livre à succès récent s’intitule Qui a peur de l’Allemagne ? (Andreas Rödder, Wer hat angst vor Deutschland ?). Il leur faut donc un partenaire au moins, pour ne pas apparaître dominants. Cela ne peut plus être le Royaume-Uni, cela ne peut être que la France. Mais notre état calamiteux pose à Berlin une autre série de problèmes considérables !
Soutenir l’Ukraine sans renoncer au gazoduc russe en s’appuyant sur Paris tout en se rapprochant du groupe de Visegrad ; ne plus soutenir Israël en s’alignant sur l’ONU et s’accommoder avec la Grande-Bretagne sans fâcher l’UE ; surveiller la Chine avec les USA tout en évitant la rupture avec l’Iran. Carte de l’Europe politique, 1914, bibliothèque nationale de Berlin.
Multilatéralisme équilibré
Voici ce qui paraît se dégager en ce moment : une série de sous-équilibres permettant de concilier les différentes orientations et directions de la politique extérieure allemande, tout en facilitant le rétablissement d’un minimum de consensus à l’intérieur.
Avec la Russie, c’est très net : la RFA soutient l’Ukraine et les Pays scandinaves qui se sentent menacés par Moscou, mais parallèlement ne renonce pas à la construction du nouveau gazoduc North Stream 2, dont les pays d’Europe orientale et l’Ukraine souhaiteraient l’arrêt, car il permettrait à la Russie de les contourner s’ils souhaitaient sanctionner Moscou en stoppant ses livraisons de gaz à l’Europe occidentale. Or, Berlin vient d’obtenir le soutien de Paris pour modifier un projet de règlement de l’Union européenne qui aurait en fait condamné la réalisation d’une telle entreprise, essentielle pour la RFA, engluée dans sa calamiteuse sortie du nucléaire.
Avec la Chine, le gouvernement et l’industrie veillent jalousement sur les exportations vers la Chine, mais en même temps ils préparent une législation pour pouvoir éviter la prise de contrôle par les sociétés chinoises de sociétés de haute technologie, à l’instar récemment du fabricant de machines à commande numérique Kuka.
En ce qui concerne les États-Unis, la politique du Président Trump fait l’objet de vigoureuses critiques. En même temps ce qui menaçait de devenir une grave crise germano-américaine, le projet prêté aux États-Unis d’implanter de nouvelles armes nucléaires à la suite de leur dénonciation du traité de 1988 sur les armes de portée intermédiaire, peut être considéré comme réglé : Washington a déclaré à l’OTAN que les lanceurs qui vont être installés pour répondre à l’apparition de nouveaux systèmes russes capables de frapper l’Europe occidentale, seront équipés de têtes conventionnelles et non pas nucléaires.
On assiste également à un recentrage au Moyen-Orient : l’ère Merkel se distinguait par un soutien inconditionnel à Israël. Désormais ce n’est plus le cas : Berlin vote en faveur de la plupart des résolutions de l’ONU condamnant Israël pour sa politique envers les Palestiniens. Et l’Allemagne est très active dans la mise en place par les Européens de dispositifs tendant à atténuer les sanctions américaines contre l’Iran et tentant de sauver l’accord nucléaire de 2015, dénoncé par Trump.
Avec la Grande-Bretagne, Mme Merkel avait été à propos du Brexit sur la même position dure que Paris ou la Commission de Bruxelles, où l’influence allemande est d’ailleurs prédominante. Mais désormais la RFA, sans doute sous la pression de ses industriels, cherche plutôt des accommodements, pour éviter un Brexit dur.
Avec l’Union européenne, même rééquilibrage. Certes, on y est très influent, mais on prend le plus grand soin d’associer le plus possible tous les membres, et pas seulement la France, d’où les limites du tout récent traité d’Aix-la-Chapelle. Et Berlin se rapproche des pays du « groupe de Visegrad » en Europe centrale, après les graves oppositions suscitées par la crise des migrants. Cette réorientation est facilitée par le fait que l’Allemagne accepte désormais de plus hauts niveaux de déficits, et des stimulations fiscales. Ces relatives bonnes dispositions vont atténuer sa réputation de Mère fouettarde qui a beaucoup nui à son image depuis 2008. Mais cela ne veut pas dire que l’Allemand acceptera de payer pour les autres….
En d’autres termes, il s’agit d’utiliser tous les atouts pour le retour à une politique plus équilibrée, centrée tout de même sur Berlin, mais avec une perception affinée des intérêts allemands à long terme. Nous devons le comprendre et en tenir compte, car beaucoup d’aspects de ce programme en cours d’élaboration sont raisonnables, et nous serions mieux entendus à Berlin si nous l’admettions.