C’est une élection historique vécue par l’Afrique du Sud. L’African National Congress (ANC), fondé par le président Nelson Mandela, héros de la lutte anti-apartheid, a perdu le pouvoir hégémonique qu’il détenait depuis 1994. Miné par les scandales, l’ANC a été contraint de former une coalition avec l’opposition pour rester à la tête du gouvernement.
Marquée par des années de ségrégation, l’Afrique du Sud avait connu sa première élection multiraciale en avril 1994. Ce scrutin historique avait été remporté massivement par l’ANC. Trois décennies plus tard, le bilan des héritiers du héros de la lutte anti-apartheid a terni le drapeau de la nation arc-en-ciel. Déconnecté des réalités du terrain, le parti est aujourd’hui miné par de nombreux scandales de corruption qui touchent jusqu’au plus haut sommet de l’État. L’Afrique du Sud a progressivement sombré dans une crise économique, politique et identitaire, sur fond d’accroissement des inégalités sociales, d’une forte hausse de la criminalité et du chômage. Face à une opposition structurée, l’ANC a eu du mal à convaincre ses compatriotes, tout au long de sa campagne, de lui redonner une majorité stable pour poursuivre des réformes dont les effets tardent toujours à se faire sentir parmi la population.
De la corruption à la coalition
Le 29 mai 2024, environ 27 millions de Sud-Africains ont finalement décidé de changer le visage politique de leur pays. Les résultats, officialisés près d’une semaine après la clôture des votes, ont confirmé les prévisions des sondages qui annonçaient un recul de l’ANC face à ses opposants. Sanctionné par les électeurs, le parti du président Cyril Ramaphosa n’a obtenu qu’à peine 40 % des suffrages exprimés. L’opposition a salué cette défaite électorale en remportant la part du lion. En tête, la Democratic Alliance (DA) de John Steenhuisen, un Afrikaner pur jus qui a gravi les échelons de son parti jusqu’à en prendre la tête il y a cinq ans. Ses promesses de réduire le taux de violence, de résoudre le problème des coupures d’électricité et de créer près de deux millions d’emplois ont séduit une partie de l’électorat noir, qui voyait pourtant ce mouvement comme le refuge des Blancs privilégiés. Avec 22 % des voix, la DA a confirmé sa position de premier parti d’opposition à l’ANC, lui garantissant une nouvelle fois la gestion de la province du Cap, berceau de l’afrikanerdom.
Poursuivi pour plusieurs chefs d’accusation, dont escroquerie, corruption et racket, accusé d’avoir touché des pots-de-vin du groupe français de défense Thalès, l’ancien président Jacob Zuma (2008-2019) a été pointé du doigt pour avoir organisé un pillage systématique des caisses publiques. Celui qui avait affirmé qu’on pouvait guérir du sida simplement en se douchant reste une épine dans le pied de l’ANC. Fort d’un important soutien populaire, qui croit fermement à sa probité et à la thèse d’un complot organisé contre lui, Jacob Zuma a créé la surprise lors de ces élections. En fondant Umkhonto we Sizwe (MK), du même nom que l’ancienne branche armée de l’ANC, il a attiré tous les déçus de la politique de Ramaphosa. Avec un résultat de 14 %, il a remporté la majorité des votes dans sa province natale, le KwaZulu-Natal, traditionnellement disputée entre l’ANC et les nationalistes de l’Inkhata Freedom Party (IFP). Malgré un score très faible (4 %), le jeu des alliances électorales a permis à l’IFP de reprendre le contrôle de cette province, perdue lors des élections de 2004.
Ombre menaçante et permanente pour l’ANC, les scores de l’Economic Freedom Fighters (EFF), parti d’extrême gauche dirigé par Julius Malema, ex-secrétaire général de la jeunesse de l’ANC et terreur des investisseurs, ont été scrutés de près. Le trublion de la politique sud-africaine, toujours coiffé de son béret rouge révolutionnaire, avait promis à ses partisans de mettre fin à la domination économique des Blancs dans le pays, de redistribuer les terres qu’ils possèdent (environ 70 %) sans compensation financière, de nationaliser les banques comme les mines, et de rééquilibrer les richesses en faveur des plus pauvres. Cette campagne populiste a séduit 10 % de la population, mais n’a pas suffi à faire de l’EFF le faiseur de roi qu’il espérait être au soir du 29 mai. Bien que légèrement en perte de vitesse, ce mouvement conserve cependant un fort pouvoir de nuisance.
L’opposition dénonce le racisme d’une coalition multiculturelle
Contraint de négocier avec l’opposition pour céder le pouvoir et assurer la réélection de Cyril Ramaphosa à la tête de l’Afrique du Sud, l’ANC a signé un accord de coalition avec différents partis. Le 14 juin, après d’âpres discussions, le gouvernement a annoncé avoir conclu un texte commun avec la DA (qui a agité le spectre du chaos si l’EFF rejoignait le gouvernement à venir), l’IFP, l’United Democratic Movement (un parti mineur de centre-gauche dirigé par Bantu Holomisa, ancien président du Transkei, un bantoustan créé par le régime d’apartheid), et le Freedom Front Plus (parti d’extrême droite afrikaner prônant l’établissement d’un volkstaat blanc ayant obtenu 1 % des voix). « La meilleure opportunité [pour le pays] d’obtenir la stabilité et une bonne gouvernance » a déclaré John Steenhuisen qui n’ignore rien des défis qui l’attend. Cette coalition hétéroclite devra parler d’une seule voix et surmonter ses antagonismes, notamment concernant la Palestine (l’ANC soutenant la reconnaissance d’un État palestinien tandis que la DA se veut proche d’Israël), le conflit russo-ukrainien (l’ANC étant courtisée par les deux belligérants avec une préférence pour Moscou), et la Chine, devenue un partenaire en raison de leurs liens économiques au sein des BRICS+. Face à cet accord inédit, l’opposition a très vite dénoncé cette prise de pouvoir par les blancs. En témoignent les propos du porte-parole du MK : « Il y a une alliance contre-nature dirigée par les blancs de l’Alliance démocratique et l’ANC. Il faut la faire s’effondrer avant qu’elle ne prenne pied », a déclaré un menaçant Nhlamulo Ndhela.
Lors de la réélection au suffrage indirect de Cyril Ramaphosa (il a battu Julius Malema qui a tenté de présenter sa candidature) à la tête de l’Afrique du Sud, la vice-présidence du Parlement a été confiée pour la première fois à une Afrikaner, Annelie Lotriet, issue des rangs de la DA. Ce changement des mentalités, loin d’être anecdotique, démontre la stabilité démocratique d’un pays en pleine transformation. Toutefois, l’Afrique du Sud reste toujours confrontée à des défis importants qui menacent constamment de la faire basculer dans une guerre civile et raciale.
Illustration : John Steenhuisen, ministre de l’Agriculture dans un vrai gouvernement de coalition, promet un gouvernement sans corruption : les temps changent.