Empire britannique, URSS, États-Unis : l’Afghanistan résiste aux empires. Son système tribal, sa géographie et l’islam sont rétifs à la modernité, capitaliste ou socialiste, et même à la démocratie.
Le 30 août 2021, l’armée américaine quitta définitivement l’Afghanistan, mettant ainsi fin à une opération pompeusement appelée Freedom’s sentinel. Ce retrait se fit en mode panique dans un indescriptible désordre. Aucune urgence ne justifiait une impréparation et une précipitation qui ridiculisa l’armée américaine et interloqua ses amis comme ses ennemis. Donald Trump avait annoncé le retrait et Joe Biden le concrétisa. La classe politique américaine était donc unanime sur l’objectif : quitter ce bourbier en laissant un pouvoir artificiel se débrouiller. Sans consistance ni légitimité, il ne tint que quelques jours et les Talibans, chassés en 2001, cueillirent sans aucune difficulté le fruit convoité. Cette fin improbable conforta la réputation du pays afghan comme « tombeau des empires ». Cette expression, à l’origine incertaine, est fort exagérée. Aucun empire n’a sombré à cause de l’Afghanistan, mais trois y ont connu de cuisantes défaites.
L’Empire britannique tout d’abord. Soucieux de protéger l’Inde, leur joyau colonial, qu’ils pensaient menacé par la Russie, les Anglais entreprirent la conquête de Kaboul. L’idée était de faire de l’Afghanistan une zone tampon qui permettrait de tenir les Russes à distance. Ces derniers descendaient en effet vers le sud de façon régulière depuis plusieurs décennies par le Caucase et l’Asie centrale. Pour autant, il n’est pas du tout établi que l’Inde fut un objectif du Tsar, mais les Britanniques s’en convainquirent et leur obsession tout au long du XIXe siècle fut (déjà !) de contrecarrer la Russie par pays interposés ou même directement. Ce fut « le grand jeu », expression popularisée par Rudyard Kipling. C’est ainsi qu’ils déclenchèrent la guerre de Crimée en 1856 pour protéger la Turquie et l’on se demande encore ce que la France était venue faire dans cette galère.
La conquête de Kaboul par l’Angleterre avait eu lieu plus tôt, en 1839. Menacées par les Afghans, les forces anglaises décidèrent de quitter la capitale et de se porter à l’est vers Jalalabad. Elles n’y parvinrent jamais. Harcelées par une guérilla connaissant parfaitement le terrain, elles finirent massacrées à Gandamak. Il y eut un seul survivant, le chirurgien du régiment qui entra dans la légende. Cela se passait en 1842 et l’Angleterre fut traumatisée. Elle prit sa revanche 35 ans plus tard et ce n’est qu’après la première guerre mondiale que l’Afghanistan put accéder à l’indépendance.
Echec des Soviétiques
L’Union soviétique fut le second empire à connaître la défaite. L’intervention de décembre 1979 fut destinée à sauver le régime communiste menacé. Il s’était installé un an plus tôt à la faveur d’un coup d’État que l’URSS n’avait ni préparé ni approuvé. Leonid Brejnev se résigna à envahir le pays sur invitation pressante du parti communiste afghan. La guerre fut impitoyable et les Américains s’en donnèrent à cœur joie en donnant les meilleurs armes aux insurgés, islamistes pour beaucoup, mais l’Amérique ne savait pas encore très bien ce que c’était.
La CIA se lia avec un nouveau venu, Oussama ben Laden, qu’elle finança généreusement. Les armes américaines et la ténacité des insurgés finirent par épuiser l’Armée rouge. Les missiles Stinger, notamment, permirent aux Afghans d’abattre des centaines d’hélicoptères soviétiques. Or, c’était l’arme essentielle pour espérer tenir un pays aussi montagneux.
Prendre Kaboul ou conquérir les steppes est aisé. Mais l’Afghanistan, d’une superficie de 653 000 km2, est traversé par une chaîne montagneuse, l’Hindou Kouch. Aride, sauvage, très difficile à pénétrer, elle est parsemée de vallées que le pouvoir central ne peut pas contrôler. La mosaïque ethnique qui compose l’Afghanistan n’arrange évidemment pas les choses : au fond, ce pays n’en est pas vraiment un et ses 41 millions d’habitants sont particulièrement hétérogènes. En 1989, Mikhaïl Gorbatchev estima que l’affaire avait coûté assez cher et l’Armée rouge invincible rentra vaincue, deux ans avant l’effondrement de l’Union soviétique que le très coûteux échec afghan a peut-être accéléré.
Echec des Américains
Une guerre civile impitoyable s’ensuivit. Les Pachtounes, l’ethnie majoritaire, l’emportèrent en 1996 et instaurèrent l’Émirat islamique d’Afghanistan. C’est de cette ethnie que sont issus les Talibans, terme qui signifie « étudiants en théologie » – ce qui est assez risible compte tenu de la très grande proportion d’analphabètes dans leurs rangs. Bien sûr, ils ne purent conquérir tout le territoire et de nombreux chefs locaux tenaient des bastions inexpugnables, tel le Tadjik Massoud dans la vallée du Panchir.
C’est son assassinat par un islamiste qui donna le signal du 11 septembre 2001. Les Talibans n’étaient pas responsables de l’attentat : le Saoudien ben Laden en fut l’organisateur et les exécutants furent presque tous également Saoudiens. Mais ils faisaient partie de cellules d’Al-Qaïda très nombreuses en Afghanistan.
Les Américains avaient besoin d’une victoire facile pour rassurer une opinion publique traumatisée, et, à leur tour, ils tombèrent dans le piège afghan. Il fut facile de prendre Kaboul et de chasser les Talibans du pouvoir, il fut impossible de conquérir le pays. Les difficultés furent aggravées par l’attitude du Pakistan, allié officiel des Américains, soutien des Talibans dans la pratique. Pour comprendre cette attitude, il faut savoir que les Pachtounes vivent à cheval sur l’Afghanistan et le Pakistan : la frontière ne signifie rien pour eux et les déplacements y sont constants et impossibles à contrôler pour une puissance occupante. Les Anglais n’avaient pas cela en tête en traçant l’absurde « Ligne Durand », devenue frontière. Trois mille milliards de dollars plus tard, les Américains décidèrent donc que les frais avaient assez duré. Les négociations avec les Talibans au Qatar donnèrent à ces derniers une légitimité retrouvée et ils purent reprendre tranquillement le pouvoir, sans trop se fatiguer cette fois.
L’Occident a raté son rendez-vous
La France avait cru bon d’envoyer des hommes là-bas, on se demande bien pourquoi. Soixante-dix-huit y sont morts, héroïquement pour certains, en combattant les Talibans à qui on a offert le pouvoir ensuite… Le monde a acté leur victoire. Les champs de pavot peuvent de nouveau être exploités tranquillement, les écoles de filles ferment, la police des mœurs veille. Beaucoup se sont émus, à juste titre, du sort réservé aux femmes à qui la burka totale est imposée.
Il faut toutefois bien avoir conscience que le mépris des femmes plonge loin dans les traditions afghanes. En lisant Les Cavaliers, ce remarquable roman de Joseph Kessel, il est très frappant de constater que les héros masculins du livre considèrent que leurs chevaux ou leurs palefreniers sont beaucoup plus importants que leurs propres femmes. Et pourtant, il n’est pas question d’islamisme dans les années soixante.
Pour autant, il ne faudrait pas croire que l’Afghanistan part à la dérive. Certes, ce pays, qui n’en est pas un comme nous l’avons déjà dit, restera toujours pauvre, peuplé de bergers, de cavaliers, de modestes cultivateurs se contentant du minimum, même si une petite bourgeoisie citadine a émergé. Mais il y a des ressources. Les Chinois exploitent la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde, se moquant bien de savoir si le pouvoir officiel est exercé par des gens fréquentables ou non. La Russie et la Turquie y ont conservé des ambassades influentes par tradition historique ou proximité ethnique. Le Pakistan est toujours là avec ses Pachtounes et sa frontière artificielle. Les Talibans ne sont pas malheureux.
L’Occident, comme d’habitude a raté son rendez-vous par suffisance, idéologie, et surtout méconnaissance géopolitique et historique. La démocratie n’existera jamais dans ce pays incontrôlable et inhabitable dans sa plus grande partie et il faut l’accepter ou alors ne pas s’en occuper. L’Amérique s’en est occupée, fort mal comme d’habitude, et les Talibans peuvent lui dire merci.
Illustration : Le dernier carré, par William Barnes Wollen. À Gandamak, en 1842, les Afghans écrasèrent les Anglais.