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La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale

Souveraineté des frontières, bascule orientale, refus de l’idéologie, patriotisme nécessaire, alliances équilibrées… Nos gouvernants sauront-ils tirer toutes les leçons de la crise, voudront-ils s’en inspirer et, surtout, les laissera-t-on préférer la France ?

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La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale

On tend trop souvent à analyser la guerre d’Ukraine en termes émotionnels, ou comme grande lutte des régimes autoritaires et des régimes démocratiques. Je me placerai ici sur un plan très différent : celui des nations et des relations internationales. Non pour évoquer la question des réactions à la crise (sanctions, etc.) ni celle des perspectives de sortie. Mais pour me concentrer sur les leçons à en tirer pour la détermination d’une politique nationale pour la France.

Rappel de principes

Rappelons le principe de base en matière internationale : chaque pays est autonome et responsable de son action. Cela ne veut pas dire qu’il ne considère que ses seuls intérêts. Membre d’une communauté internationale, il prend évidemment aussi en compte ses relations avec les autres pays, tant pour coopérer que pour la recherche de la paix. Mais qu’on soit dirigeant ou qu’on s’exprime comme simple citoyen, on parle et agit d’abord pour soi-même (du point de vue de son peuple) car c’est ce dont on est directement responsable, y compris quand on agit pour la paix, ou en coopération avec d’autres. Ajoutons que ceci vise d’abord et essentiellement le niveau national. Le niveau européen existe mais il est dérivé et partiel ; c’est un lieu de coopération, pas de responsabilité politique directe, ni envers un peuple, ni même devant l’histoire. 

Dans cette action, outre les intérêts de son pays, on a à cœur la recherche de la paix, et d’une paix juste, donc la recherche d’un certain bien. Mais on sait que la recherche du bien suppose la prise en compte des réalités : c’est sur cette réalité qu’on veut agir au mieux. Le choix sera donc variable selon les circonstances et la situation. Ce qui est donc à bannir en priorité, c’est la poursuite d’une idéologie. Car une idéologie, c’est le placage a priori d’impératifs (en général supposés moraux) sur une réalité, quitte à la mutiler, et la transformation de tout conflit en lutte du Bien et du Mal. Ce qui est particulièrement nocif en matière internationale, car il n’y a pas d’autorité mondiale en charge du bien commun de l’humanité, comme l’État est censé l’être en dernier ressort au niveau national. Et chaque acteur, précisément, incarne un point de vue particulier. Dès lors, un État qui s’identifie à une idéologie apparaît aussitôt comme menaçant pour tous ceux qui y contreviennent. Il peut mettre en avant une moralité, mais ce qu’il fait n’est pas le vrai bien moral.

L’action au niveau international suppose en outre d’être crédible. Non seulement en termes de pouvoir, mais aussi de détermination, dans un contexte où il n’y a pas de juge de paix. Donc un esprit de combat et une préparation à la lutte. Car la crise est toujours possible et derrière elle le conflit. À nouveau, sans perdre de vue le bien suprême qu’est la paix, et donc la recherche de relations le plus juste possible avec les autres acteurs. Et donc en particulier en gardant à l’esprit les principes de la guerre juste, toujours valables, et plus encore au vu des horreurs de la guerre moderne, que subit aujourd’hui la malheureuse Ukraine.

Dans ce contexte, un principe essentiel pour la recherche de la paix est le respect de cette souveraineté et donc des frontières. On sait que ce principe n’est pas absolu ni totalement inviolable, et il y a des précédents très fâcheux comme la guerre d’Irak qui était clairement une guerre d’agression (malgré l’excuse des attaques antérieures de l’Irak sur ses voisins), mais il reste un repère majeur. De ce point de vue, l’attaque russe sur l’Ukraine, agression généralisée d’un État souverain par un autre, sans provocation ou menace du premier directement sur le second, ne peut faire l’objet que d’une condamnation nette. Certes, elle fait suite à une série d’humiliations contreproductives infligées à la Russie (dont la provocation qu’était l’éventuelle entrée de l’Ukraine dans l’Otan) notamment par les Américains. Mais si cela constitue des facteurs explicatifs, cela ne justifie pas la réaction tout à fait disproportionnée qu’est l’invasion de l’Ukraine et le déclenchement d’une guerre qui ne respecte aucun des critères de la guerre juste. Le joueur d’échec que paraissait être Poutine a en fait renversé la table. Notons incidemment que, sur ce plan, l’invasion contredit la doctrine affichée par le grand allié de la Russie, la Chine.

Le paysage international ambiant à la suite de l’attaque russe 

Par son ampleur et sa nouveauté, une telle agression représente indéniablement un tournant majeur dans les relations internationales. D’un côté, c’est le retour à la guerre comme instrument de rapports entre États, autrement que dans des cas qui pouvaient être présentés à tort ou à raison comme une forme de police internationale. Et d’un autre côté, c’est une rupture franche entre la Russie et le monde occidental, et par là aussi le mode de régulation internationale que celui-ci affiche. Bien entendu, une appréciation complète dépend de ses buts ultimes : volonté de puissance et de revanche, reconstitution d’une grande Russie ou d’une forme d’URSS. L’attaque montre en tout cas qu’on n’a pas affaire à un patriotisme pur et simple, comme en témoignait d’ailleurs déjà l’intervention en Syrie, acte de puissance et non de défense de la patrie russe. Cela dit, même dans cette perspective, la rationalité de l’acte n’est pas évidente, ce qui est d’ailleurs particulièrement inquiétant. 

Par ailleurs, la guerre en Ukraine fait sortir les Européens de leur monde rêvé où la paix est une situation normale et où la question de la guerre ne se pose qu’au loin, dans des pays où sévissent encore d’affreux tyrans qu’une bonne police internationale doit pouvoir faire disparaître. Ce qu’ils découvrent est la possibilité de la guerre en Europe, en outre d’une guerre avec une puissance nucléaire majeure. Derrière, se profile ce qui était pourtant clair depuis des années : l’émergence d’un monde multipolaire qui est un monde de puissances, que j’ai décrit dans mon livre appelé justement Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé. 

Ce qui est particulièrement évident en Asie, avec présence de grandes puissances actuelles ou potentielles, dans la région (Chine, Russie, Inde, dans une certaine mesure Japon) ou venant du dehors (États-Unis) ; plus des puissances moyennes mais ayant un poids réel appréciable (Iran, Pakistan, Arabie Saoudite, Indonésie, Corée, Vietnam, sans parler de la Turquie et d’Israël à l’ouest du continent). Les rapports entre ces nombreuses puissances sont exceptionnellement complexes et évolutifs (y compris entre Russie et Chine, malgré les apparences), mais avec un point commun : les lignes de clivage ne sont pas idéologiques, ni d’ailleurs des conflits de civilisation, et le patriotisme est partout une réalité de base indiscutable. Les réactions à la guerre en Ukraine le confirment, avec très peu de condamnations venant de là. Or l’Asie est la zone qui se présente de plus en plus comme le centre de gravité de la planète, notamment sur le plan économique, et qui donnera donc de plus en plus le ton. D’où d’ailleurs le basculement américain vers elle. 

À cela s’ajoute, bien sûr, la situation toujours complexe et belligène du Moyen-Orient, et la dérive croissante du Sahel, de la corne orientale de l’Afrique ou de la zone congolaise, et plus généralement d’une bonne partie de l’Afrique. 

Dans un monde de puissances, l’importance clef d’un patriotisme sain et lucide et non d’une croisade idéologique

À l’opposé, la tentation latente en Europe et aux États-Unis reste l’idéologisation : interpréter l’alliance de la Russie et de la Chine comme la sainte alliance des régimes autoritaires contre les démocraties, et tout voir en termes de grand combat manichéen de celles-ci contre ceux-là. Il est clair que la guerre d’Ukraine a considérablement ravivé cette tendance. Mais en fait, seuls les “Occidentaux” mettent en avant leur idéologie. Or comme il a été noté, la tentation idéologique est très dangereuse en matière de relations internationales, et cela indépendamment du bien fondé de ce qu’on appelle ses “valeurs”. En termes clairs, il faut, dans la plupart des cas, choisir entre l’idéologie et la recherche de la paix. En outre, cette attitude de condamnation, qui se veut moralisante et est en réalité idéologique, est celle qui rencontre le moins d’écho en dehors du monde occidental, d’autant que cela peut menacer la plupart des pays et a justifié dans le passé des agressions occidentales stupides, sanglantes et contreproductives (Irak, Libye, etc.). 

Ce qui n’empêche évidemment pas de souligner les différences entre les différents régimes politiques, de considérer que celui de l’autre est mauvais ou inférieur, et de promouvoir le sien. Rien n’empêche en effet d’avoir ses idées et de porter des jugements, notamment sur les régimes trop autoritaires, agressifs, ou a fortiori totalitaires, et d’aider des évolutions dans un sens qu’on juge meilleur. Mais cela doit s’inscrire dans un cadre de relations internationales où on doit admettre qu’on est un pays parmi d’autres, qu’on est perçu par les autres comme défendant sa position et ses intérêts, et où surtout la guerre au sens propre est en général contreproductive, en dehors même de ses horreurs.

Mais si ce qui compte est, là où on est, de jouer son rôle et d’assumer ses responsabilités, le patriotisme est plus que jamais à l’ordre du jour. Patriotisme pacifique, inscrit dans une communauté des États et le respect mutuel, mais patriotisme profond et exigeant. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, cela implique non seulement un outil de défense puissant et efficace, donnant la plus grande autonomie possible et donc des budgets militaires appréciables, mais aussi un esprit de combat, de défense, que nous avons perdu. C’est évidemment la leçon centrale de ces évènements. Et nous en sommes encore bien loin. 

Quelles alliances militaires pour un pays comme la France ? 

Reste la question des alliances. Un pays comme la France a, à la fois, une tradition d’action autonome (décrite couramment sous le terme de gaullisme), qui s’est étiolée au fil du temps mais a pu encore se traduire récemment dans le Sahel, et une inscription dans des alliances ou constructions politiques : l’Alliance atlantique et l’Union européenne. Dans leur principe, on ne peut que conserver ces deux éléments, mais en les délimitant. 

Une alliance est utile lorsqu’elle permet de maintenir une solidarité face à ce qui serait une agression franche de la part d’une puissance, lorsque cette solidarité est justifiée. L’Alliance atlantique a fondamentalement pour rôle de parer à une menace soviétique puis russe. Cette menace pouvait être perçue comme moins actuelle, mais l’agression russe de l’Ukraine lui a donné une certaine crédibilité. Bien sûr, cela dépendra aussi de l’issue militaire de ce conflit. Mais le choix russe de mener cette agression généralisée fait qu’on doit intégrer au moins l’hypothèse d’une telle attaque contre d’autres pays d’Europe orientale, ce qui redonne son sens à l’Alliance. Et pour la France, une telle attaque et la vassalisation de l’Europe orientale ne seraient pas acceptables. Elle doit donc rester dans l’Alliance. 

Mais ces motifs n’impliquent pas un alignement général, d’abord sur les États-Unis, qui sont la colonne vertébrale de l’Otan, mais qui ont commis suffisamment d’erreurs dans le passé pour ne pas être suivis partout ; et aussi sur des Européens dont nous sommes loin de partager toutes les vues, ni n’avons les mêmes intérêts de défense (notamment sur le plan naval, avec notre immense domaine maritime) ni la même capacité à agir. L’Alliance devient notamment contreproductive si elle se traduit par le suivi servile des errements de la politique américaine, ou de leurs intérêts qui ne se confondent pas avec les nôtres, ou, pire, par des agissements qui sont des menaces pour la paix. Concrètement, en l’espèce, il aurait par exemple fallu continuer à s’opposer fermement à l’hypothèse même de l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. 

Sur le plan militaire, autant une interopérabilité peut être utile voire indispensable pour des actions communes qu’on juge appropriées, autant il faut viser le maximum d’autonomie opérationnelle possible. La Russie y parvient alors que son économie est plus réduite que la nôtre ; Israël, encore plus petit, dans une large mesure aussi. Ce qui conduit à poser la question de notre participation à l’organisation intégrée de l’Otan. Cette question demande une expertise militaire, mais, au vu des éléments disponibles, il me semble qu’elle n’est pas indispensable et qu’il aurait mieux valu ne pas y entrer. Ce qui nous éviterait aussi de nous endormir sous la protection américaine, réelle ou non, comme l’Otan conduit à le faire. Logiquement cette analyse implique d’en sortir au moment opportun (et donc pas dans les circonstances actuelles), tout en restant dans l’Alliance. Une telle politique aurait sans doute renforcé la crédibilité de la France dans ses tentatives d’intermédiation ou d’influence. 

Le mythe d’une défense européenne

S’agissant de l’Union européenne, elle ne peut être un cadre adéquat pour une politique de défense, contrairement à ce que prétend E. Macron. D’une part, la quasi-totalité des autres pays européens considèrent que le lieu adéquat pour cela c’est l’Otan, et que leur défense est assurée d’abord et surtout par les États-Unis ou avec eux, y compris quand ils renforcent leur propre effort de défense comme certains paraissent le faire. D’autre part, les divergences de vues sur l’opportunité d’une action militaire et sur sa direction sont notables entre Européens dans la plupart des cas. L’agression russe de l’Ukraine est une exception, puisque l’accord de tous était d’emblée évident, au moins sur le principe ; mais il faut noter que les mesures prises (sanctions, livraisons d’armes) auraient pu l’être dans le cadre d’un pur instrument de concertation entre États, sans aucun besoin d’une défense commune. Enfin cette défense commune n’est pas prévue par les traités ; et le paragraphe des traités sur la solidarité entre Européens face à une agression n’y conduit pas, sauf cas particulier. 

Il ne faut donc pas s’obnubiler sur le mythe d’une défense européenne, qui dans l’état actuel des choses ne serait au mieux qu’une variante de l’Otan, et au pire la clef de notre immobilisme. Et même si ce mythe se réalisait, avec une défense européenne totalement intégrée et bien équipée, que ferait-elle de plus que l’Otan, face à une puissance nucléaire majeure comme la Russie, dans le cas ukrainien ou ailleurs – et plus encore si les Américains sont absents ? Nous en revenons donc aux conclusions précédentes sur l’Alliance atlantique et sur l’Otan. En revanche une coopération avec les autres Européens, notamment dans les industries de défense, est nécessaire et bénéfique, tout en prenant garde d’avoir une réelle réciprocité (contrairement à ce qu’on voit, ainsi récemment pour les avions américains achetés par l’Allemagne – après bien d’autres cas), et de ne pas se faire lier les mains, ou, pire, déposséder de notre outil par idéologie européiste.

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