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La fin de la disuasion nucléaire et le «brouillard de paix»

L’arme nucléaire a apporté au monde une certaine stabilité durant quelques décennies. Mais le XXIe siècle en a peu à peu effacé les principes. Acteurs nouveaux, armes nouvelles, conflits nouveaux… La paix occidentale disparaît dans le brouillard de la guerre contemporaine, et l’ordre westphalien se dissipe au fur et à mesure que la guerre de basse ou haute intensité se répand sur tous les continents, même le nôtre.

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La fin de  la disuasion nucléaire et le «brouillard de paix»

Après 1945 et deux guerres mondiales, les États cherchaient une forme de stabilité internationale. Certes, guerres périphériques et manœuvres indirectes en tout genre ne manquèrent pas, et la Guerre froide ne fut pas une partie de plaisir, surtout pour les millions de Coréens ou de Vietnamiens qui y laissèrent la vie. Mais les Occidentaux comptaient sur la victoire ultime de leur modèle libéral, et les Soviétiques sur celle de leur modèle communiste : chaque camp croyait à sa victoire finale, mais la guerre n’en était plus l’instrument privilégié.

Du coup la Guerre froide resta froide. Mais aussi, voire surtout, parce qu’elle fut contemporaine de l’avènement de l’ère nucléaire, qui l’a profondément marquée. Certains épisodes, comme la « crise des missiles » à Cuba en 1962, ou celle de Berlin de 1958 à 1961, ont été très dangereux. Mais Américains et Soviétiques en tirèrent la leçon et, à partir de 1963 (établissement d’une ligne de communication permanente dite « téléphone rouge »), construisirent progressivement une sorte d’ordre nucléaire fragile mais stable qui reposait sur trois éléments : la dissuasion nucléaire mutuelle, la non-prolifération et la maîtrise des armements. Ces trois éléments étaient logiquement liés : la dissuasion nucléaire n’était pas une stratégie d’emploi mais une stratégie d’ultime recours, donc moins provocante. Ensuite les puissances qui disposent de l’arme atomique ont tout intérêt à ce que le nombre de pays nucléaires ne s’accroisse pas. Ce fut la non-prolifération, sanctionnée par le Traité de non-prolifération de 1968.

Le dernier pilier fut la maîtrise des armements : en effet, pour éviter une course aux armements ruineuse, pour éviter la recherche d’avantages techniques unilatéraux qui risqueraient de remettre en cause l’équilibre de la dissuasion mutuelle, les États-Unis et la Russie se sont engagés depuis 1972 (accords SALT puis START) dans une série de traités limitant de façon négociée leurs armements atomiques respectifs.

La non-prolifération a longtemps fonctionné. Mais désormais la non-prolifération marque le pas. Le traité de 1996 sur l’interdiction totale des essais nucléaires n’est toujours pas en vigueur, dix-neuf signataires ne l’ayant pas ratifié. Le Traité de non-prolifération de 1968 a montré ses limites. Sont devenus depuis puissances nucléaires (outre Israël) : l’Inde en 1974, le Pakistan en 1998 ; la Corée du Nord avait conclu avec Washington un accord en 1994, mais elle s’en est évadée dès 2002, avant de tester sa première bombe en 2006.

Quant à l’accord nucléaire conclu le 14 juillet 2015 entre l’Iran et les grandes puissances, accord complexe et ambigu, il a été remis en cause par la première Administration Trump en 2018. La crise israélo-américaine toute récente en est une des conséquences.

En ce qui concerne la maîtrise des armements, elle s’affaiblit. Le traité américano-russe de 2010, New Start, qui prévoyait une réduction sensible des armes stratégiques (pas plus de 1 550 têtes nucléaires et 700 lanceurs de chaque côté) semble certes correctement appliqué, et Vladimir Poutine vient de déclarer qu’il était disposé à le reconduire lors de son échéance en 2026.

Mais le président Bush en 2001 avait dénoncé le traité ABM de 1972 qui interdisait la mise en place d’armes antibalistiques, et les États-Unis ont installé en Europe orientale des bases antimissiles (officiellement tournées contre l’Iran) mais dont les Russes pensent qu’elle pourrait compromettre l’efficacité de leur force de dissuasion. De leur côté, les Russes se sont évadés du traité de 1988 sur les Forces nucléaires intermédiaires (qui interdit les missiles entre 1500 et 5500 kilomètres de portée). Le lien essentiel, du point de vue de la stabilité, entre dissuasion et maîtrise des armements se trouve ainsi affaibli.

Mais c’est la dissuasion nucléaire elle-mêmebqui est remise en cause

La dissuasion nucléaire elle-même ne jouit plus du même statut qu’à l’époque de la Guerre froide, quand la dissuasion réciproque paraissait être une garantie primordiale de stabilité. Lors de la récente « guerre des Douze Jours » entre Israël et l’Iran (juin 2025), Tel Aviv a affirmé que Téhéran était tout proche de la bombe et que c’était la raison pour laquelle l’opération avait été lancée. Mais Israël, on le sait, dispose d’un armement nucléaire considérable, même s’il n’est pas reconnu officiellement (400 ogives, qui peuvent être larguées par des missiles Jéricho II et III de moyenne et longue portée, depuis des sous-marins ou des avions). À moins d’admettre que l’opération israélienne avait en fait d’autres objectifs que la destruction du potentiel nucléaire iranien, force est de constater que la confiance dans la dissuasion nucléaire n’est plus une évidence : trop de facteurs interviennent dans les guerres modernes, et le risque que l’adversaire tente de passer en dessous du seuil est grand. Au minimum, on admettra que la dissuasion nucléaire devient une notion fort complexe, loin de la relative simplicité des modèles du temps de la Guerre froide. Elle est gagnée par le « brouillard de la guerre ».

Ajoutons que les forces soviétiques puis russes, et par la suite les forces iraniennes, ont toujours été dotées de missiles à charge conventionnelle. Les armées occidentales n’en voyaient pas trop l’intérêt, et ne s’en dotaient pas, estimant que seule des têtes nucléaires convenaient à des missiles balistiques. Mais on se rend compte désormais, du Moyen-Orient à l’Ukraine, que l’effet psychologique sur les populations civiles de ces armes, à l’heure des médias électroniques qui répercutent tout immédiatement, est dévastateur. La dissuasion retrouve un sens plus large, elle n’est pas « seulement » nucléaire, mais elle en est encore moins prévisible et mesurable.

D’autre part le « brouillard de la guerre » s’épaissit encore et la paix elle-même devient brouillardeuse

La différence entre la paix et la guerre s’estompe : les services secrets mènent des actions de plus en plus violentes dès le temps de paix, et interviennent de plus de façon active dans les guerres, grâce à la coopération croissante entre le renseignement, la guerre électronique et les arme nouvelles (drones, missiles précis de toute nature, etc.) et en permettant des frappes ciblées contre le dirigeants et responsables adverses (exemple frappant de la « guerre des Douze Jours »). On entrevoit un continuum paix-guerre, ainsi qu’un brouillard général… Tandis que le droit international, qui était fondé en fait sur la distinction entre la guerre et la paix, est de plus en plus bafoué, et que les populations civiles sont de plus en plus frappées de façon indiscriminée.

Le Sud global connaît depuis longtemps des guerres qui n’en finissent pas (Moyen-Orient, divers conflits en Afrique…). Mais maintenant c’est l’Europe qui va peut-être bien connaître ce phénomène. Tout le monde a compris, en effet, que la guerre d’Ukraine a introduit une profonde césure dans le système international occidentalocentré depuis les traités de Westphalie, et que l’on croyait définitivement vainqueur en 1990. Ni Moscou, ni Pékin, ni beaucoup de capitales du Sud global, ne reconnaissent plus cet ordre.

La politique imprévisible de Donald Trump et sa remise en cause permanente des accords et des alliances sont aussi le résultat de cette situation et du fait que les États-Unis ne dominent plus la situation comme ils le faisaient dans les années 1990.

Il est clair en effet, depuis la rencontre du 15 août à Anchorage, que la Russie va obtenir des concessions territoriales, l’Ukraine recevant en échange des garanties de sécurité, mais nébuleuses, et sans les États-Unis, n’empêchant pas les provocations et les incidents des deux côtés (comme de 2014 à 2022), chacun des adversaires ne renonçant pas à garder (ou reprendre) l’avantage. « Ni guerre ni paix », disait Trotski en 1918, au moment de Brest-Litovsk…

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