En 50 ans, les doctrines de dissuasion nucléaire ont évolué en France, intégrant notamment les cibles économiques. Cette pensée stratégique se développait dans le cadre d’un « ordre nucléaire » qui a peu à peu disparu : le Pakistan et la Corée du Nord se sont dotés de l’arme nucléaire, on est passé de la dissuasion sans emploi à l’emploi possible… La France, si unioniste, saura-t-elle préserver ses capacités nucléaires et sa doctrine ?
La dissuasion nucléaire n’est pas un simple jeu intellectuel. Ce n’est pas non plus une simple attribution du chef de l’État, mais un ensemble qui engage pour une génération les forces armées, l’industrie, la recherche, et ce au plus haut point. Partout, si la décision finale d’ouvrir le feu nucléaire incombe au responsable politique suprême (le président aux États-Unis, le Premier ministre en Grande-Bretagne), et il ne peut en être autrement pour des raisons de rapidité, l’ensemble de la préparation de la dissuasion, de la doctrine, des armes et de l’organisation nécessaire incombe au gouvernement. Il n’y a qu’en France où ces deux fonctions sont confondues, et où le président affirme sa prééminence en contrôlant directement tous les aspects de la dissuasion, reléguant le gouvernement à un rôle de pure exécution.
Il n’en a pas toujours été ainsi : Raymond Barre, Premier ministre de Giscard d’Estaing, impulsait et annonçait les grandes orientations, conformément aux articles 20 et 21 de la Constitution. Je fais allusion à son discours du camp de Mailly, le 18 juin 1977, qui replaçait la dissuasion dans le cadre de la défense de l’intégrité du territoire national et de la participation à la sécurité des « voisins immédiats », et recadrait les choses après un certain flottement dans le discours présidentiel au début du septennat, qui pouvait laisser penser que la France se rapprochait des doctrines nucléaires de l’OTAN, fort différentes. On pourrait citer également son article doctrinal, « La politique de défense de la France », paru dans la revue Défense Nationale en novembre 1980. Raymond Barre y indiquait une inflexion de la stratégie de dissuasion nucléaire, qui ne viserait plus uniquement les villes de l’adversaire mais également son économie. Cette addition, considérable dans le discours ritualisé de la dissuasion, correspondait au fait que l’accroissement des forces nucléaires françaises permettait d’envisager des options de frappe plus nombreuses et plus adaptées aux différents cas de figure possibles. Comme on le voit, le Premier ministre était pleinement associé à l’élaboration constante de la politique de défense, y compris le concept stratégique nucléaire et la politique déclaratoire qui l’accompagnait.
Les choses changèrent à partir de François Mitterrand (« La dissuasion, c’est moi ! ») et tous les aspects de la dissuasion relevèrent directement du président, y compris la stratégie, les choix de matériels, etc., soit environ un tiers du budget de la Défense et un taux considérable de la recherche et des industries de pointe, pour une génération. Cette dérive, accrue par une atmosphère de dévote révérence, ne me paraît pas conforme à l’esprit de la Constitution.
Vers un désordre nucléaire ?
Au cours des années 1960 et 1970, en particulier à la suite de la crise de Cuba de 1962 qui fit prendre conscience des enjeux, on parvint entre grandes capitales à organiser un discours nucléaire favorisant la stabilité : l’arme nucléaire était proclamée comme arme de dissuasion et pas d’emploi, des négociations américano-soviétiques (les SALT) à partir de 1972 limitaient le nombre des ogives et visaient à contenir les armes nucléaires dans la dissuasion, et non pas dans une perspective d’emploi. Et à partir du traité de non-prolifération de 1968, cet ensemble visait à stabiliser les choses à long terme. On pouvait évoquer un « ordre nucléaire ».
Certes, comme toujours, les arrière-pensées venaient donner tout leur prix aux grandes déclarations : les États-Unis (et les Russes) se dotaient d’arsenaux gigantesques dépassant les besoins de la simple dissuasion, Washington ne s’est jamais engagée à exclure toute perspective de l’emploi effectif du nucléaire sur le champ de bataille, la doctrine soviétique était en fait fort ambiguë, considérant que la meilleure forme de dissuasion consistait à se doter des moyens nécessaires pour mener effectivement une guerre nucléaire et la gagner !
Quant à la France, encore dans les années 1980 on avait une conception très large de ce que l’on appelait officiellement « l’ultime avertissement » : en fait il s’agissait de lancer environ 120 ogives nucléaires (comprenant à la fois des missiles Pluton et des bombes larguées par avion, également nucléaires) sur un espace allant du Rhin à l’Allemagne de l’Est et à la Tchécoslovaquie, afin « d’anéantir un pan entier de la manœuvre soviétique ». La dissuasion et l’emploi se confondaient…
Mais depuis les années 2000 on constate l’érosion de cette construction stabilisante des années 1970 : des pays ont acquis l’arme nucléaire, comme le Pakistan et la Corée du Nord. L’Iran n’en est pas loin. La non-prolifération est morte, tandis que les différents traités nucléaires américano-soviétiques ont progressivement été dénoncés ou abandonnés. On ne peut plus parler d’« ordre nucléaire ». Le discours lui-même évolue. Les États-Unis ne cachent pas qu’ils se réservent la possibilité de frappes nucléaires ponctuelles, les Russes non plus, qui se réservent la possibilité de frappes nucléaires ciblées, pour forcer l’adversaire à renoncer, en qualifiant cette manoeuvre de « désescalade nucléaire » …
Vers une France dénucléarisée ?
La France elle-même paraissait évoluer ; le « discours de l’Île Longue » de Jacques Chirac, le 19 janvier 2006, fut souvent interprété comme une ouverture vers la possibilité d’un emploi ciblé et ponctuel du nucléaire. La guerre d’Ukraine paraît renforcer cette ambiguïté croissante depuis quelques années. Vladimir Poutine a souvent rappelé l’existence de l’arsenal nucléaire russe, par des discours et des manoeuvres ostentatoires. Fin novembre il a fait tirer un missile nucléaire à longue portée et à ogives multiples sur l’Ukraine (sans charge nucléaire, certes, mais le message était clair), en réponse à l’autorisation donnée par Washington à Kiev de tirer sur la profondeur du territoire russe les engins fournis par les États-Unis. Et on s’interroge en Occident sur ses intentions : menace réelle, ou bluff ? À mon avis, il joue aux échecs, pas au poker, et son but est de mettre son adversaire échec et mat, c’est-à-dire qu’il ne puisse plus faire un mouvement sans perdre son roi.
Rappelons que la doctrine militaire soviétique puis russe a toujours comporté la possibilité d’un emploi ciblé de l’arme nucléaire, pour forcer l’adversaire à renoncer. On ne peut pas exclure a priori un tir nucléaire russe si Moscou se sentait très menacé. Mais ce n’est pas si simple : il faut trouver un objectif qui s’y prête, c’est-à-dire suffisamment important et concentré. Mais il s’agit bien sûr d’abord d’impressionner les Occidentaux, en commençant par leur opinion publique. En attendant, les Russes savent bien que les alliés de l’Ukraine ne disposent que de faibles quantités de missiles, et ils ne les ont pas attendus pour mettre leurs bases logistiques sensibles en dehors de la portée des missiles fournis aux Ukrainiens (dans les 300 km).
Quant à la France, elle reparle ces temps-ci de la dissuasion, aussi bien en fonction de l’aggravation de la situation internationale que, peut-être bien, à cause de la crise politique intérieure depuis le mois de juin. En effet le contrôle de la dissuasion et de ses armes et procédures (et nous avons vu que cela va loin) est la seule chose qui reste vraiment dans les mains du Président dans les circonstances actuelles, et le moyen le plus évident de rappeler sa légitimité.
Soulignons cependant deux problèmes : plus nous insisterons sur le nucléaire, tout en appelant à la mise sur pied d’une « stratégie européenne », plus les Allemands nous demanderont d’être associés à la décision (comme ils l’ont fait à diverses reprises depuis les années 1960). Et plus nous irons dans la voie du passage total au vote majoritaire et non pas unanime pour toutes les questions concernant l’Union européenne, plus nous courrons le risque de voir celle-ci tentée d’adhérer au traité d’interdiction des armes nucléaires voté par l’ONU en 2017. Tout le monde me dit que Paris ne se laissera jamais faire. Mais si nous tombions dans une grave crise financière ?
Illustration : Poutine tient à rappeler à l’Otan et à ses alliés qu’il dispose de l’arme nucléaire. Faut-il tester sa détermination ?