Trump a gagné assez largement là où tous les médias prédisaient une élection serrée et où plusieurs éléments semblaient avantager Kamala Harris (un budget de campagne plus important et des sondages favorables aux Démocrates aux sénatoriales). Plus marquant que sa victoire est le fait que les Républicains gagnent aussi le vote populaire en nombre d’électeurs pour la première fois depuis… 2004. Et encore plus frappant est l’évolution sociologique des deux électorats et ce qu’elle révèle de la recomposition à l’œuvre aux États-Unis.
La victoire de Trump est une bascule assez globale de tous les segments électoraux. En 2016, il avait gagné en conquérant la classe ouvrière blanche et avait perdu en 2020 à cause du départ d’une partie de l’électorat blanc aisé (et de scores légèrement meilleurs de Biden auprès de la classe ouvrière blanche), malgré ses progrès chez les latinos. Cette fois-ci, Trump a retrouvé ses marges de 2016 dans la classe ouvrière blanche, a endigué l’hémorragie républicaine chez les classes moyennes supérieures et a progressé de manière très nette chez la plupart des minorités ethniques. Même sa progression chez les afro-américains, bien que faible en points, est remarquable, avec le meilleur score chez ceux-ci depuis Reagan, et est encore plus nette chez les jeunes hommes afro-américains athées. Cela se voit dans les progressions particulièrement importantes de Trump dans des bastions démocrates comme le Maryland, New York ou la Californie mais aussi dans le fait que la Rust Belt (états ouvriers du Midwest) a voté Trump ou le fait que l’Ohio (État typique de la classe ouvrière blanche) ou la Floride et le Texas (États avec de nombreux latinos) ne sont plus des swings states mais des États républicains.
Plusieurs raisons expliquent ces mutations.
D’abord, l’économie est centrale. En effet, les Démocrates ont perdu chez les électeurs gagnant moins de 100 000 dollars par mois et gagné chez ceux gagnant plus de 100 000 dollars par mois. Surtout, comme en 2020, le premier prédicteur de vote est simple : ceux qui pensent que l’économie va mieux votent pour le président sortant (ou la vice-présidente, dans ce cas), ceux pensant l’inverse votent pour le candidat d’opposition. En outre le découplage partiel opéré par Trump avec l’identité assez libertarienne du parti républicain (notamment via le protectionnisme) et les faibles liens entre Harris et les syndicats ont renforcé la percée de Trump dans les classes populaires. Cela est renforcé par la domination au sein du parti démocrate, et dans sa coalition, d’une élite avec un fort niveau d’études vivant en vase clos.
En second lieu, la vie politique américaine se déracialise. Il existait une proportion non négligeable de membres des minorités ethniques se définissant comme de droite mais votant démocrate du fait de l’héritage de la ségrégation (pour les afro-américains) et d’un parti démocrate plus favorable à l’immigration (pour les latinos). Mais dans le cas de la population noire, il s’agit d’un segment vieillissant, et dans le second, une grande partie de l’électorat latino est dans un fort processus d’intégration à l’identité majoritaire américaine (usage de l’anglais, conversions au protestantisme, etc.) et se sent donc peu de liens avec des nouveaux immigrants vus comme une double menace pour leur sécurité et pour leurs emplois. La percée de Trump chez les latinos s’est d’ailleurs concentrée chez les moins de 65 ans. Or, l’adhésion à des opinions progressistes ou conservatrices, étudiée par de nombreuses enquêtes d’opinion aux États-Unis, est peu liée à l’ethnie. Cela signifie qu’une partie de l’électorat des minorités ethniques était idéologiquement conservateur mais votait démocrate et que désormais cette partie se met à voter républicain.
Enfin, le parti démocrate souffre de l’incapacité croissante des gauches mondiales à proposer une vision de l’avenir claire. Le mélange de prophéties environnementales apocalyptiques, de salades niçoises idéologiques et de gestion du monde-comme-il-est (en gros, la ligne de Kamala Harris) convient peu à un pays subissant de multiples crises (explosion de l’inflation, hausse de la criminalité, diminution de l’espérance de vie…).
La victoire de Trump montre qu’une coalition basée sur la défense du pouvoir d’achat, le contrôle des frontières et la sécurité peut gagner une majorité et que si elle s’appuie sur un récit patriotique fort, elle peut dépasser les logiques identitaires. Cependant, il reste à voir si Trump saura s’en servir pour réparer les États-Unis dans une logique de patriotisme social ou s’il risque de céder au projet de méga-corporations toutes-puissantes et néo-féodales mâtinées de futurisme promu par certains idéologues du parti républicain.