En marge du sommet de la Francophonie, l’ancien président haïtien Edgar Leblanc Fils s’est fendu d’un violent réquisitoire contre la France, lui réclamant de payer en monnaie trébuchante le prix de sa liberté chèrement acquise.
Organisé les 4 et 5 octobre 2024 à Villers-Cotterêts, là où le roi François Ier signa en 1539 un décret imposant le français comme langue administrative et juridique sur toute le royaume de France, le XIXe sommet de la Francophonie a été marqué par l’absence remarquée d’Edgar Leblanc Fils, désormais ex-dirigeant du Conseil présidentiel d’Haïti (avril-octobre 2024).
C’est un vent glacial qui souffle actuellement entre Paris et Port-au-Prince. Un mois plus tôt, lors de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, Edgard Leblanc Fils, alors encore en poste, avait publiquement interpellé Paris en rappelant le prix exorbitant que l’île avait dû payer pour se libérer des chaînes de l’esclavage. Affirmant que son pays a été « la grande victime d’une injustice historique qui a retardé son développement », il s’était lancé dans une brève leçon d’histoire, expliquant qu’Haïti avait « été contrainte en 1825 de payer une dette colossale à la France, pays colonisateur, en échange de la reconnaissance de son indépendance ». Dans son discours, il n’avait pas hésité à réclamer à Paris le remboursement de cette « rançon […], forme de punition […], qui a asphyxié le potentiel économique et social du peuple noir d’Haïti pendant des générations ».
Afin de mieux comprendre le ressentiment des Haïtiens envers la France, un peu d’histoire est nécessaire. Peu avant la Révolution française, la colonie de Saint-Domingue, divisée entre une partie française et une partie espagnole, s’impose à cette époque comme la plus prospère de toutes les colonies des Antilles françaises. Cette richesse reposait principalement sur les productions de sucre et de café, qui avaient progressivement remplacé les cultures d’origine. Très rapidement, les nouvelles plantations ont eu besoin d’une main-d’œuvre considérable, composée essentiellement d’esclaves venus d’Afrique. La plupart d’entre eux avaient été capturés et vendus par les roitelets locaux aux marchands européens pour alimenter un commerce triangulaire devenu lucratif. Une société très inégalitaire a vite émergé à Haïti, composée de blancs, de noirs et de mulâtres.
Payer sa liberté
En 1791, une communauté d’esclaves exaltés se réunit secrètement à Bois-Caïman lors d’une cérémonie vaudou. Cet événement marque le début d’une vaste révolte qui va embraser l’île. Les plantations sont attaquées, et des centaines de colons blancs sont massacrés. Cette lutte de libération voit apparaître des figures héroïques comme Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines et Henri Christophe, dont les noms restent indissociables de ce chapitre tumultueux de l’histoire d’Haïti. L’expédition militaire mandatée pour mater la rébellion, chargée de rétablir l’ancien ordre esclavagiste, se solde par un échec militaire pour la France consulaire, qui se retire définitivement de l’île. Haïti devient la première république noire indépendante en 1804 et ordonne alors l’épuration de tout ce qui est blanc dans l’île, exécutant impitoyablement 5 000 hommes, femmes et enfants. Ce que l’historien Philippe R. Girard qualifie de « génocide » va empoisonner durablement les relations entre la France et son ancienne colonie. Il faudra attendre le règne de Charles X, en 1825, pour qu’une solution soit trouvée concernant les indemnités qu’Haïti doit verser à la France en guise de compensation pour la perte de ses biens.
Pour contraindre la jeune nation à accepter ses exigences, Charles X envoie une escadre de 14 vaisseaux et impose un blocus à l’île. Cette démonstration de force ne laisse d’autre choix au gouvernement haïtien que d’accepter de payer le prix de sa liberté maculée de sang. Une tragédie dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. Acculée, Port-au-Prince doit verser d’importantes sommes à la France, intérêts compris, jusqu’à l’épuisement de sa dette en 1952, soit l’équivalent de 17 milliards d’euros actuels. Les familles royales et princières, ainsi que les aristocrates et bourgeois français, sont indemnisés, et la France, y compris républicaine, puise dans les revenus de l’île pour se rembourser. Par exemple, en 1911, 90 % des 3 dollars perçus sur chaque taxe de café, principale source de revenus d’Haïti, alimentaient directement les caisses de l’État français.
L’île sombre dans une crise économique : des fonctionnaires corrompus détournent les fonds destinés au remboursement de la dette, tandis que l’anarchie politique s’installe. Des révoltes paysannes secouent le pays, souvent marquées par des massacres entre noirs et mulâtres, affaiblissant encore davantage l’élite financière et sociale. Haïti est alors soumis à une succession de chefs d’État, dont certains se montrent particulièrement autoritaires, se renversant les uns les autres lorsqu’ils ne se proclament pas présidents à vie ou empereurs. Au fil des années, de véritables dynasties politiques s’imposent et régneront sur Haïti d’une main de fer, plongeant encore plus le pays dans l’instabilité.
Rembourser le paiement
L’idée de demander à la France de rembourser ce que Haïti considère comme un vol organisé par l’État français est ravivée par le président Jean-Bertrand Aristide. Confronté à une crise politique et à un mouvement de révolte, l’ancien prêtre défroqué prononce un discours très nationaliste le 7 avril 2003, exigeant de Paris le remboursement d’une somme estimée par son gouvernement à 21 milliards de dollars. Le coup d’État qui chasse Aristide un an plus tard met un frein à ces revendications, auxquelles la France ne compte pas céder, pas même d’un centime. Les demandes suivantes, toutes similaires, restent sans réponse de la part de la République française, qui s’agace de telles revendications. En 2010, le président Nicolas Sarkozy ouvre une brèche en évoquant les « séquelles laissées dans l’île par la France ». Lors de l’inauguration d’un centre mémoriel sur la traite et l’esclavage en Guadeloupe en 2015, son successeur, François Hollande, prend le bâton au vol et jette à son tour un pavé dans la mare en qualifiant la somme versée par Haïti de « rançon de l’indépendance ». Très enjoué, il déclare même qu’il s’en acquittera une fois sur l’île. Cette bourde diplomatique est accueillie avec enthousiasme par les autorités haïtiennes, mais leurs espoirs seront rapidement déçus. Les conseillers du président français affirmeront qu’il ne parlait que de « dette morale » (!), enterrant une nouvelle fois la question de la compensation.
En avril 2024, une coalition de vingt organisations non gouvernementales, présente au forum permanent des Nations Unies pour les personnes d’ascendance africaine (PFPAD), exige à son tour que la France verse les milliards qu’elle doit à Haïti. Le ministère des Affaires étrangères ignore cette demande et n’y donne pas suite afin d’éviter que toute polémique n’éclate dans l’Hexagone, prompt à s’enflammer dès que le récit colonial est abordé. Mais pour Edgar Leblanc Fils, il est temps que la France « répare enfin les torts du passé ». Selon l’ex-président du Conseil présidentiel d’Haïti, les choses sont assez simples. Paris doit restituer ces fonds pour contribuer au redressement de l’île, ravagée par une violence endémique générée par des gangs qui se livrent une guerre impitoyable et par un tremblement de terre qui a achevé son économie déjà fragilisée par des années d’instabilité politique. Il affirme que cet argent permettra à Haïti de « se libérer des chaînes invisibles de ce passé injuste » une fois pour toutes.
Face au silence et à l’absence de réaction du président Emmanuel Macron, le dirigeant haïtien décide finalement d’annuler sa participation au sommet de la Francophonie. Ce boycott, commenté par la presse locale, est pourtant passé sous silence dans les médias français. Si le malaise persiste toujours entre Haïti et la France au sujet de cette dette coloniale, il n’est cependant pas certain que cela constitue une priorité pour les Haïtiens, livrés à eux-mêmes, qui tentent tant bien que mal de survivre au quotidien loin de tout anachronisme d’État.
Illustration : « C’est terrible. C’est terrible. Et moi, je ne peux pas le remplacer. Ils sont complètement cons [sic], ils n’auraient jamais dû le sortir, le Premier ministre était formidable. » Emmanuel Macron commentant la situation haïtienne au sommet du G20 tout en songeant à Gabriel Attal et à sa propre responsabilité.