France
Cesser de se mentir
Sous le titre évocateur de Bal des illusions, l’essai de Richard Werly et de François d’Alançon tombe à pic.
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Le maître d’au-delà les mers a jeté ses vassaux dans la lutte. Veut-il défendre l’Ukraine, la sauver ? Accessoirement. Son rêve, son vieux rêve, c’est la chute de la Russie. Définitive. Irrévocable. L’Ukraine est son arme et nous, ses idiots utiles.
Depuis deux mois, notre très sage monde occidental parle sans cesse de paix ; et, depuis deux mois, le même très sage monde occidental fait la guerre. Dans son esprit, la paix ne peut être que la défaite de la Russie, voire son anéantissement – et c’est dans cet espoir qu’il fait la guerre. Les États-Unis veulent l’Ukraine dans leur escarcelle ; ils la veulent comme rempart et arme contre la Russie qu’ils abhorrent et méprisent parce qu’ils la craignent. L’Occident fièrement servile ferait tout, y compris la guerre, pour assouvir cette obsession maladive de voir la Russie soumise à l’imperium américain.
Voilà 30 ans que les États-Unis et leurs alliés se repaissent du fantasme d’une Russie faible, incapable du moindre exploit économique ou militaire, proie à tout moment facile de leur volonté de suprématie mondiale. Mais concevoir sa politique sur une impression, sur un vœu – celui d’un adversaire insignifiant –, est la pire erreur qu’un pays au caractère agressif et dominateur puisse faire. Nombre de personnages à Washington – et notamment parmi les démocrates – font cette erreur et pensent qu’une guerre avec la Russie leur est une sorte de devoir et qu’ils la gagneront en très peu de temps (ils ont pensé la même chose en déclenchant toutes les guerres qu’ils ont perdues ces derniers 70 ans !). Les Européens sont peut-être d’un optimisme plus modéré, mais n’osent le dire pour ne pas indisposer le nouveau « grand frère ».
C’est sous l’emprise de cette conviction et faisant fi de l’avis défavorable que donnaient quelques-uns de leurs diplomates et stratèges les plus connus (les ambassadeurs George Kennan et Jack Matlock, Zbigniew Brzezinski…) que les États-Unis ont décidé d’encercler la Russie d’une sorte de nouveau « cordon sanitaire » fait de pays admis à la va-vite dans l’OTAN. Mais, dans cette belle collection de subordonnés, l’Ukraine manquait. Son entrée dans l’Alliance aurait verrouillé, isolé la Russie, l’aurait rendue captive. Les États-Unis s’installèrent donc en Ukraine à la faveur d’un coup d’État travesti en révolution (2014) et se firent représenter par des intérêts financiers douteux et surtout par quantité d’instructeurs militaires portant souvent l’uniforme ukrainien et dont il est permis de croire qu’ils étaient là pour préparer « quelque chose ».
Pendant huit ans, tout fut fait en faveur de la guerre : présence de plus en plus importante de militaires de l’OTAN en Ukraine, stocks croissants d’armes occidentales, bombardements incessants sur les régions à l’Est du pays, peuplées majoritairement par des Russes, laboratoires de recherches biologiques, dont l’existence a été farouchement niée jusqu’au jour où Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État américaine pour les Affaires politiques, a averti publiquement contre le risque de leur découverte par les Russes – ce qui fut, sans doute, une gaffe. L’Ukraine était, donc, devenue, à la fois, un avant-poste militaire américain et le terrain sur lequel Washington invitait la Russie à l’affrontement.
Quand, enfin, Moscou a exaucé le vœu de Washington et a commencé la guerre, les prévisions étaient déplaisantes, mais claires : l’Ukraine ne pouvait tenir plus de deux semaines. Un conflit militaire n’est, certes, jamais acceptable, mais pour la population qui le subit il est toujours préférable qu’il ne dure pas. Des vies sont ainsi épargnées, les destructions sont moindres. Cependant, aux yeux des États-Unis, seule une guerre longue, épuisante, pourrait être utile. Ainsi, le chœur occidental, trépignant dans les gradins de l’arène, se mit à encourager l’Ukraine, le monde fut poussé à parier sur son impossible victoire et, surtout, à lui envoyer des armes, de plus en plus d’armes. De cette manière et depuis deux mois, les défenseurs de la paix entretiennent la violence de la guerre.
Angéliser l’Ukraine, diaboliser la Russie, la maudire même, sont les impératifs de la campagne qui s’est déchaînée dans tous les pays subordonnés aux États-Unis. Plus de cent agences de communication ukrainiennes, presque toutes ayant leurs racines en Amérique, orchestrent et alimentent cette campagne, au détriment de la vérité, de la logique. Et, manipulant l’opinion publique, stimulant ses instincts belliqueux, font les affaires de ceux qui veulent que la guerre perdure.
À ce jeu, qui ne tient nullement compte du citoyen ukrainien, les fabricants et les marchands d’armes sont ceux qui, bien entendu, encaissent des gains substantiels, des gains réels. Mais il y a, avant tout, ceux qui, partant d’hypothèses simplistes, misant sur des illusions, ont condamné beaucoup d’Ukrainiens à la misère et peut-être à la mort : les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN qui rêvent, par cette guerre, de mettre la Russie à genoux.
Lloyd Austin, le secrétaire américain à la Défense, lorsqu’il fait des prévisions optimistes sur la défaite de la Russie, ne se prive pas de dire « nous allons vaincre », affirmant ainsi explicitement la qualité de cobelligérants des États-Unis et de l’OTAN. Et lorsqu’il dit être décidé à « remuer ciel et terre » pour que tout le monde fournisse des armes et des munitions à Kiev, que fait-il sinon reconnaître que son administration veut une guerre longue ? « Nous voulons voir la Russie affaiblie, disait-il après sa visite à Kiev la semaine dernière, à tel point qu’elle ne puisse plus faire le genre de chose qu’elle a fait en envahissant l’Ukraine. » Nouvel aveu du vrai but américain, puisque seule une guerre longue peut mener à cette situation.
L’Ukraine dans tout cela ? Elle n’est, pour ainsi dire, que le « bénéficiaire collatéral » de la fureur antirusse des États-Unis. L’intermédiaire, aussi, dans un affrontement que Washington n’a pas pris le risque de mener directement.
Illustration : Victoria Nuland, sous-secrétaire d’Etat pour les affaires politiques des USA.