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Faites de l’économie, sinon faites la paix

Dans une véritable « économie de guerre », les dépenses militaires atteignent au moins 10 % du PIB : on mesure le chemin à parcourir pour la France. Et ce niveau ne peut être atteint qu’à condition de bouleverser toutes nos politiques budgétaires, fiscales, commerciales et sociales. Sommes-nous vraiment prêts à ces bouleversement qui impliquent une pleine collaboration avec les industriels ?

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Faites de l’économie, sinon faites la paix

Le Telegraph de Londres daté du 16 mai donne des chiffres sur la guerre en Ukraine. Les dépenses militaires russes sont passées de 27 milliards de dollars en 2019, à 30 en 2020, 40 en 2021, 50 en 2022, 70 en 2023, 120 en 2024 (à titre de comparaison, la France a dépensé 44 milliards d’euros en 2023). Soit une croissance quasi exponentielle. Cela pourrait expliquer pourquoi le président Poutine a pris un économiste, Andreï Belooussov, comme nouveau ministre de la Défense. Plus la guerre se prolonge, plus le facteur économique joue. Et il joue à plein : durant l’été 2023, les Ukrainiens tiraient en moyenne 7000 obus par jour, les Russes 5000. Désormais les Ukrainiens sont tombés à 2000 obus par jour, les Russes sont passés à 10 000. (Pour mémoire : la France produit 3000 obus par mois…). Ajoutons que beaucoup d’usines russes sont depuis toujours « duales », capables de passer rapidement d’une production civile à une production militaire.

En face, on nous invite à mettre en place nous aussi une « économie de guerre ». Sans aller jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, au cours de laquelle la part des dépenses militaires a atteint de 40 à 60 % du PIB, selon les belligérants, la Guerre froide est un bon exemple : sans atteindre bien sûr le niveau des guerres mondiales, les dépenses militaires ont été tout à fait substantielles : sans doute 40 % du PIB en URSS, les États-Unis jusqu’à 15 % à certains moments, la France et la Grande-Bretagne pas loin de 10 % dans la première partie des années 50, puis un palier à 6 % pour la France, tombé à 3-4 % après la fin de la guerre d’Algérie, avant de chuter à moins de 2 % à partir des années 1990.

Il paraît donc raisonnable de penser que si le conflit en Ukraine devait se prolonger, les pays européens devraient revenir à un niveau de budget militaire comparable à celui de la première phase de la Guerre froide, de l’ordre de 6 à 10 % de leur PIB. Ce serait en tout cas la seule façon d’être pris au sérieux et par les Russes, et par les Américains… (Nous n’évoquerons même pas le fait que les systèmes ferroviaires européens ne permettent toujours pas des transports militaires intégrés, transports qui nécessitent d’ailleurs des autorisations d’un pays à l’autre).

Mais une telle évolution imposerait une révision complète des politiques budgétaires, industrielles, fiscales, sociales, commerciales, auxquelles nous nous sommes progressivement habitués depuis les années 1970 et les débuts de la mondialisation libérale, et encore plus depuis la fin de la Guerre froide. Si on n’y est pas prêt, alors il faut chercher une issue négociée avec la Russie le plus vite possible (ce qui de toute façon serait souhaitable ; mais en l’absence de l’effort que l’on tente d’évaluer ici, ce ne serait plus un choix, mais une nécessité).

Convaincre les patrons

Je voudrais attirer ici l’attention sur un livre paru en 2022, par un historien britannique réputé, Richard Overy : Blood and Ruins. The Last Imperial War, 1931-1945 (Penguin). Il s’agit d’une étude comparative, mondiale et totale de la deuxième guerre mondiale, sous tous ses aspects, politico-stratégiques bien sûr mais aussi économiques, sociaux, moraux, à la méthodologie très utile ici. Il montre que chez tous les belligérants le pourcentage du PIB consacré à la défense a atteint des valeurs très élevées, de 30 à 60 % du PIB. Pour obtenir ces résultats, il a fallu réorienter non seulement les budgets, mais l’industrie, la main d’œuvre, etc. Jusqu’à 80 % des actifs ont été employés par le secteur de la défense. Les productions ont été radicalement modifiées, les besoins civils n’étant plus couverts qu’au strict minimum, y compris pour la nourriture. Même les États-Unis cessèrent de produire des véhicules civils, les usines automobiles étant complètement reconverties pour la production de véhicules militaires.

Les plus difficiles à convaincre furent les patrons (en URSS, Dieu merci, ce problème ne se posait pas…). Les plus disciplinés furent sans doute les Britanniques. Le patronat italien, lui, dès 1942 ne pensa plus qu’à mettre dans toute la mesure du possible ses intérêts à l’abri en vue de l’après-guerre, tout en conservant le bénéfice des importants investissements encouragés par le Régime depuis le début des années 30 dans les industries mécaniques, électriques et électroniques. Le patronat allemand n’adopta cette attitude qu’en 1944, mais auparavant il avait utilisé les sommes gigantesques fournies par l’État, surtout à partir de 1943, non pas pour se doter de machines spécialisées et plus simples pour la fabrication en série du matériel militaire, mais des machines « universelles », plus complexes et coûteuses, mais réglables et adaptables à d’autres types de production, une fois la paix revenue (le futur « miracle économique » !).

Le patronat américain, lui, joua le jeu, mais en préparant l’après-guerre. Par exemple les compagnies aériennes créèrent en fait les réseaux du transport aérien militaire, sur tous les continents, réseaux qui devaient constituer le point de départ des grandes lignes mondiales américaines après 1945 (y compris les aéroports, les stations météo, les réseaux de communication, etc.). Quant aux industriels, ils furent très directement impliqués dans la politique d’armement, cela permit de poser les bases de ce que l’on appela par la suite le « complexe militaro-industriel », qui se porte toujours comme un charme.

Mobiliser les travailleurs

En ce qui concerne la main d’œuvre, elle fut moins gâtée. Les salaires furent contrôlés et modulés pour faciliter les transferts vers l’industrie militaire et dégager les marges budgétaires nécessaires, les horaires augmentés (les 50 heures hebdomadaires devinrent une sorte de norme, jusqu’à 60 heures en URSS sans jour de repos). En dehors là aussi de l’URSS, où le problème ne se posait pas, il y eut un minimum de concertation, soit avec les syndicats dans les pays démocratiques, soit avec les organisations concernées des pays totalitaires, comme l’Arbeitsfront en Allemagne ou les Corporations en Italie. Cette concertation fut la plus développée en Grande-Bretagne, où les syndicats étaient puissants. Elle fut plus complexe aux États-Unis, où il fallait distinguer les sociétés à « closed shops » où les recrutements étaient contrôlés par les syndicats, et les autres, où les droits des travailleurs étaient fort réduits.

Bien entendu, les régimes totalitaires pouvaient exercer une très forte contrainte, jusqu’à l’envoi aux camps de concentration ou au goulag. Mais il ne faut pas penser que les pays démocratiques ne pouvaient pas infliger des amendes ou même des peines de prison aux récalcitrants. Certes l’adhésion dominait, dans les deux camps. Mais elle résultait aussi de la propagande et de la contrainte, dans des proportions variables mais jamais nulles.

Ce fut sans doute la Grande-Bretagne qui atteignit le plus grand degré de mobilisation. Mais cela avait été préparé dès le début de 1939, par Chamberlain lui-même, conscient de l’échec de la conférence de Munich, contrairement à ce que l’on dit souvent. La mobilisation de l’industrie, de la main d’œuvre, des financements, tout fut couvert par des lois votées au Parlement début 1939. C’est bien la question pour les Européens aujourd’hui : de la baisse des horaires de travail et de l’hyperprotection sociale au libéralisme industriel et douanier, en passant par les Rules of compliance de la BCE qui interdisent pratiquement au secteur privé d’investir dans les industries de défense, ou encore des règles fiscales de l’UE aux règles commerciales de l’OMC, rien ne facilite la mobilisation nécessaire. Celle-ci devrait comporter des réallocations de ressources drastiques, une forte diminution du niveau de vie, et des mesures de protection douanière pour récupérer des productions stratégiques. Si on n’est pas prêt à revoir tout cela de fond en comble, ce n’est pas la peine de parler de « souveraineté stratégique européenne » et d’évoquer une participation directe à la guerre en Ukraine.

 

Illustration : On sent toute la volonté européenne de se transformer en puissance militaire.

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