En finir avec la Russie – c’est le nouveau rêve américain. La tentative saugrenue de la faire vaincre par l’Ukraine ayant vraisemblablement échoué, un autre moyen se présente à l’esprit des stratèges de Washington : la disloquer. Projet absurde et particulièrement dangereux.
La Commission des États-Unis pour la sécurité et la coopération en Europe est un vestige de la Conférence d’Helsinki (1975), sur laquelle beaucoup d’espoirs d’affaiblissement de l’URSS ont été fondés, et qui, en fin de compte, n’a été qu’un « machin » de plus, parfaitement inutile. Elle se définit comme une commission du gouvernement américain, composée de neuf sénateurs, neuf représentants et trois membres de l’exécutif. Il s’agit, par conséquent, d’une institution officielle et non d’une ONG ou d’un quelconque club d’agités.
Rappelons que la signature de l’Acte final de la Conférence d’Helsinki a été prise pour un grand succès par les Occidentaux parce que le bloc soviétique s’engageait à respecter les droits de l’homme – ce qu’il ne fit pas, en dépit des protestations que ce déni soulevait –, alors qu’en réalité c’est Moscou qui obtenait une très grande victoire par la reconnaissance, pour la première fois, du statu quo et de l’intangibilité des frontières issues de la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire du partage des zones d’influence.
Ces derniers temps, ladite Commission a décidé de s’occuper du sort de la Fédération de Russie – et il est évident que cette décision, qui reflète la douteuse pensée des stratèges américains, lui a été imposé par les hautes sphères de la politique washingtonienne.
« La guerre barbare que la Russie mène en Ukraine – et, avant cela, en Syrie, Libye, Géorgie et Tchétchénie – a montré au monde entier le caractère vicieusement impérial de la Fédération de Russie » faisait savoir la Commission, le 21 juin, dans la présentation de son initiative, dont le titre est « Décoloniser la Russie – un impératif moral et stratégique». « Des discussions sérieuses et contradictoires sont portées en ce moment sur la prise en considération de l’impérialisme fondamental de la Russie et le besoin de “décoloniser” la Russie, afin qu’elle devienne un participant viable à la sécurité et la stabilité de l’Europe. »
Le mot « décoloniser » peut prêter à confusion. Il n’est pas question, pour les héritiers d’Helsinki, de libérer la Russie d’une quelconque emprise coloniale mais, au contraire, de lui faire perdre le contrôle des dizaines d’entités qui constituent la Fédération de Russie, de démanteler celle-ci.
Certes, après avoir mené un peu partout dans le monde, depuis 70 ans, des guerres particulièrement civilisées, et même sympathiques, les États-Unis peuvent prétendre au rôle d’arbitres en la matière. Quant au fait que la Russie soit un empire, il est intéressant de constater que l’Amérique s’offusque maintenant, au moment de la guerre en Ukraine, d’une réalité vieille de plusieurs siècles. Il faudrait, bien entendu, puisque ces choses lui tiennent à cœur, qu’elle s’occupe aussi de la Grande-Bretagne et de la France, avec leurs possessions, et qu’elle demande au Japon d’abandonner son statut impérial. L’Union européenne qui, pour reprendre la thèse de Vladimir Boukovski, se construit petit à petit sur un modèle impérial, devrait également attirer son attention et ses foudres. Et, évidemment, elle devrait psychanalyser ses propres penchants impériaux – sources de frustrations, puisque toujours contrariés.
Déçus de n’avoir joué aucun rôle dans l’affranchissement du glacis soviétique en 1989, ni dans la désintégration de l’URSS en 1991, les États-Unis espèrent maintenant s’offrir au moins cette tardive compensation : dépecer la Fédération de Russie, libérer les nombreuses ethnies qui la composent – et, naturellement, les placer sous obédience américaine afin de mieux les protéger. Long travail de sape en perspective, que Washington, certain d’accomplir une juste mission de plus, n’hésite pas à annoncer à l’avance.
Que peuvent faire les Américains pour atteindre ce but ? Rien de plus que ce qu’ils savent faire (moyennement bien) et qu’ils ont déjà fait (en Ukraine, par exemple) : créer des associations, des mouvements contestataires, agiter les esprits, envoyer sur place des spécialistes de la subversion, déverser des milliards, déclencher des révolutions colorées ou des « printemps » qui, cette fois, seraient caucasiens ou asiatiques, mettre au pouvoir des individus fidèles et les y maintenir, élargir l’OTAN et l’Union européenne. Élargir, en somme, l’empire américain. L’idée est délirante mais les délires ne semblent plus faire peur aux États-Unis.
Pendant ce temps, Moscou est censé regarder, tétanisé, impuissant devant ce grand souffle de démocratie libératrice, se contentant de constater la débâcle, osant à peine compter les territoires qui lui tourneraient le dos. Cela est, sans doute, le scenario fantasmé à Washington. La réalité serait certainement différente. La réalité pourrait prendre le visage de la guerre – cette guerre que, depuis longtemps, l’Amérique rêve de mener à la Russie.
Il y a dans cette étrange initiative non seulement une grande violence mais aussi une preuve inouïe d’inconscience, car elle part certainement de la conviction que, devant le faux justicier américain, Moscou n’aura pas d’autre choix que de rester les bras croisés, de subir sans broncher ce nouveau fantasme guerrier. Que, dans l’espoir d’arrêter leur déclin, les États-Unis cherchent de plus en plus ouvertement à déclencher une confrontation militaire avec la Russie – et probablement à la perdre –, c’est leur affaire. Mais, par le système de solidarité qu’impose l’appartenance à l’OTAN, presque toute l’Europe serait entraînée dans cette folie. Et le prix qu’il nous faudrait payer pour flatter le besoin américain de solitude géopolitique, cette constante prétention au leadership mondial, serait monstrueux.