Attaque frontale contre le progressisme, réduction de l’immigration clandestine, survalorisation des intérêts américains et tropisme économique : la méthode Trump n’est pas assurée de réussir tous ses combats ni même de changer réellement le cours désastreux des choses.
Depuis son élection, Donald Trump a pris de surprise son pays et la planète par une tourbillon de mesures dans tous les sens, qui a laissé ses adversaires, sinon sans voix, en tout cas totalement stupéfaits. Cela résulte de la masse même de ces décisions, de leur radicalité, de la nouveauté de la méthode, et de l’acceptation tranquille d’une rupture radicale à l’égard des conventions jusqu’ici reçues, y compris d’ailleurs, à l’occasion, de règles juridiques.
Au niveau de la tactique, c’est indéniablement impressionnant. L’avenir dira dans quelle mesure cela aura été efficace du point de vue des auteurs ; mais il est probable qu’il en restera quelque chose d’appréciable, et sûrement plus que s’ils avaient procédé progressivement et gentiment. Shock and awe disent les Américains. Ce n’est pas l’instinct spontané des Européens, mais c’est puissant.
Quatre fronts ouverts
Mais quelle appréciation de fond peut-on porter, même si évidemment on n’en est qu’au tout début ? Je vois quatre fronts. Un premier front est ce qu’on peut appeler au sens large l’hégémonie de la pensée progressiste, qui avait pris des proportions caricaturales, notamment aux États-Unis, avec le wokisme. Elle a indéniablement reçu des coups vigoureux : en premier lieu, le démantèlement de l’USAID a mis en évidence à la fois l’aberration de financements purement idéologiques et le clientélisme d’ONG bien positionnées. Mais le mouvement massif de recul des pratiques DEI (diversité, équité, inclusion ; en fait, du wokisme, y compris les pratiques trans et LGBT), qui avaient gangrené toute une partie des entreprises et de l’administration, n’est pas moins frappant. Là encore, on ne pourra juger qu’à terme ; mais le choc est appréciable. On ne boudera pas un sentiment général de satisfaction devant cette remise des pendules à l’heure à l’égard d’une emprise devenue là-bas obsessionnelle et étouffante, et qui se répand ici.
Un deuxième front est celui des migrations : remettre en cause la situation aberrante de millions de clandestins théoriquement illégaux, mais de fait tolérés, est en soi cohérent. Et cela envoie un signal fort aux candidats éventuels. Il reste que, même en mettant de côté la question des méthodes, cela ne donne pas à ce stade une image claire de l’avenir sur ce plan : transformer l’Amérique en forteresse ? Reconvertir des millions d’Américains dans les métiers occupés par les migrants ?
Un troisième front est celui des guerres et négociations internationales, en premier lieu l’Ukraine et Gaza. Le choc n’est pas moins réel, mais l’appréciation à porter plus complexe. D’un côté, on a une recherche de solutions à des problèmes lancinants, qu’il fallait traiter un moment ou un autre : c’est en soi bienvenu ; on dira même : il était temps. D’un autre côté, on entend des déclarations tonitruantes et surprenantes : intérêt pour des annexions qui rappellent le bon vieux temps (Groenland, Panama, voire Canada) ; ou projets aberrants de délogement de l’entièreté de la population de Gaza. Mais le terrain est ici autrement plus difficile : c’est l’intraitable question israélo-palestinienne, dans un Moyen Orient connu depuis des millénaires pour ses sables mouvants ; ou la partie de poker avec le retors et implacable Vladimir Poutine, après trois ans de guerre atroce et d’oppositions passionnelles. Reste donc à voir ce que pourra faire Trump sur la durée.
La méthode Trump
Dans un domaine apparenté, le coup de pied dans la fourmilière européenne a le mérite de mettre en évidence la vacuité des discours va-t-en-guerre atlantistes engagés dans une confrontation irresponsable et ingagnable avec la Russie, ou le décalage manifeste entre la caste dominante et l’opinion populaire (entre autres sur les migrations), souligné par JD Vance. Mais la mise en cause par le camp Trump est trop centrée sur les seuls intérêts américains, brutalement assumés, pour être pleinement audible et fructueuse. En outre, la méthode ouvre une béance, dans laquelle les européistes vont tenter de s’engouffrer, selon leur mantra habituel, « toujours plus d’Europe ». Ce qui voudrait dire plus d’emprise bureaucratique et de palabres continuels, mais pas plus d’indépendance, ni de sécurité. Fort heureusement, ils ne sont pas d’accord entre eux. Là aussi, un jeu très ouvert.
Un quatrième front est l’économie, où la cohérence du trumpisme ne saute pas aux yeux, entre défense des masses américaines et déréglementation ; entre populisme et réforme de l’État menée par un milliardaire ; entre lutte contre l’inflation et droits de douanes ou élimination de la main d’œuvre immigrée clandestine ; entre affirmation de la puissance américaine et ouverture d’une confrontation commerciale à l’issue incertaine et aux règles floues. C’est le front le moins clair. On est donc ici dans l’expectative.
En outre, sur ces deux derniers fronts notamment, la méthode Trump, celle d’un négociateur de deals immobiliers, produit un effet de surprise qui, de son point de vue, plonge utilement les parties adverses dans l’incertitude ; mais cette même incertitude s’étend malheureusement aux buts poursuivis. Certes son entourage paraît plus consistant et structuré que dans son premier mandat, avec ici ou là des idées plus claires et souvent bien orientées. Mais cela n’efface pas l’incertitude sur Trump lui-même, comme en témoignent ses éclats étranges, ou sur la variété de ces influences. Il n’est donc pas facile de porter un jugement de fond sur ce qui pourra ressortir de cette expérience inédite.
La nécessaire réforme morale
À ces considérations s’ajoute celle du style et de la méthode. Passons sur l’agressivité du personnage : certes, elle choque moins outre-Atlantique et paraît parfois ressusciter un XIXe siècle américain qu’on avait oublié ici. Mais le style n’est pas neutre. La vulgarité et l’agressivité permanentes, le mépris des adversaires ne sont pas des instruments permettant la construction de relations civilisées, en interne comme en externe. Et donc, même si dans l’ensemble le trumpisme se trouvait éventuellement avoir un bilan positif, il faudra passer à autre chose.
Plus largement, à qui est attaché à la tradition de civilisation et de culture classiques qui est l’honneur de nos pays, tout cela pose un problème de fond. On peut en effet admettre qu’un prix soit payé pour déloger l’emprise de l’idéologie progressiste, mais il faut être au clair sur la cible. Or le problème posé par ce qu’on appelle au sens large populisme, bien au-delà de Trump d’ailleurs, est qu’il vient par la force des choses de la périphérie de la société, et qu’il n’est donc ni policé, ni très élaboré dans ses conceptions et analyses (les conceptions vraiment conservatrices au bon sens du terme, plus élaborées aux États-Unis qu’en Europe, restent minoritaires).
La difficulté vient du fait que le paradigme progressiste, culturellement dominant, a dans une large mesure confisqué à son profit les références moralisantes et civilisatrices de nos sociétés. Par exemple, l’affirmation sans complexe d’un intérêt national pur est en un sens rafraîchissante par rapport aux hypocrisies antérieures et à la brutalité dangereuse des « néocons » et leur impérialisme idéologique ; mais elle n’est évidemment pas sans ses risques, si elle conduit à intensifier les affrontements. Et si on peut être satisfait de voir les petits marquis ou les prêcheurs exaltés, bruxellois ou germanopratins, délogés de leurs certitudes arrogantes et menacés dans leur emprise croissante, il ne faut pas que par cette occasion on jette le bébé avec l’eau du bain, et qu’on fasse sauter des barrières civilisatrices, ou tout simplement des règles du jeu utiles. De même, si on ne peut qu’applaudir à la marginalisation des délires de la théorie du genre, cela ne saurait à soi seul restaurer une conception juste et saine de la sexualité et plus encore de la famille. En d’autres mots, cela ne dispense pas de la réforme intellectuelle et morale dont parlait Renan. Chez eux comme en Europe, elle reste à faire.
Illustration : Le style, c’est l’homme.