Une élection légale est-elle invalide parce que des électeurs ont été influencés – c’est-à-dire qu’ils ont trouvé meilleurs les arguments présentés par les partis opposés au pouvoir ? Les européistes sont si persuadés d’être les vrais démocrates qu’ils nient la démocratie.
Depuis le discours prononcé il y a trois jours à Munich par le vice-président des États-Unis, je vois fleurir les sophismes et les fausses équivalences pour réfuter les accusations lancées par JD Vance contre l’Union Européenne. Je voudrais revenir sur deux d’entre elles, non pas pour défendre JD Vance mais parce qu’il nous importe d’avoir les idées claires, ou du moins un peu moins fausses, concernant la démocratie et la liberté d’expression (que je préfère personnellement appeler « liberté de paroles », mais je sacrifierai ici au vocabulaire contemporain). Je n’ignore pas que certains déduiront de mes propos que je suis un trumpophile acharné, voire un thuriféraire de Vladimir Poutine. Mais c’est leur problème, pas le mien. Si on devait se soucier de tous les mauvais sens que les esprits qui ne raisonnent pas droit peuvent donner à vos paroles on se condamnerait au silence perpétuel.
Première fausse équivalence : JD Vance explique qu’il est « choquant pour les oreilles américaines » d’entendre un ancien commissaire européen « se réjouir que le gouvernement roumain annule une élection présidentielle. Il a averti que si les choses ne se déroulaient pas comme prévu, la même chose pourrait se produire en Allemagne également. » À quoi les partisans de l’Union Européenne répliquent que Donald Trump, lui, a contesté le résultat de l’élection présidentielle américaine de 2020 et affirmé que Joe Biden lui aurait « volé » cette élection. Autrement dit, l’administration Trump serait grossièrement incohérente. Sauf qu’il ne s’agit pas du tout des mêmes choses.
Il n’y a rien d’illégitime, en principe, à contester la validité d’une élection en affirmant, en substance, qu’on aurait bourré les urnes ou fait voter les morts. Dès lors que l’élection est le moyen de départager les prétendants au pouvoir, il est normal et même nécessaire de s’assurer que le scrutin a été régulier, c’est-à-dire que tous ceux qui voulaient et pouvaient légalement voter ont pu le faire et que chaque voix a été comptée. Il est normal et même nécessaire que chaque prétendant au pouvoir puisse exprimer publiquement ses doutes s’il estime que tel n’a pas été le cas, pourvu seulement qu’il le fasse en usant des moyens légaux et, de préférence, en usant d’une rhétorique responsable (ce qui n’a pas toujours été le cas de Trump et de ses soutiens depuis 2020).
Les votes des Roumains auraient été « influencés » par la Russie
Ce qui s’est passé en Roumanie est bien autre chose. De quoi s’agit-il ? Je cite, un peu longuement, le Grand Continent, un média tout ce qu’il y a de plus europhile et trumpophobe et qui approuve cette annulation de l’élection roumaine : « Le 4 décembre, après avoir consulté des documents élaborés par les services roumains, la plus haute juridiction roumaine a annulé les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, en déclarant que l’ensemble du processus devait être recommencé ». Selon ces documents, auxquels la revue a eu accès, dès novembre 2024 « plus de 100 influenceurs (totalisant 8 millions d’abonnés) ont été manipulés et mobilisés pour promouvoir la figure de Georgescu ». Un financement illégal massif aurait également été mis en œuvre d’une manière systématique et occulte pour soutenir la campagne de Călin Georgescu. Le même document développe : « La Russie a inondé l’espace informationnel avec des récits divisifs et favorables à des vecteurs (personnes ou formations politiques) partageant des vues proches du Kremlin (extrémistes, nationalistes, populistes, figures politiques anti-système, etc.) » Il ne s’agit pas ici de prétendre que les voix des Roumains auraient été mal comptées mais que le résultat ne peut pas être valide parce que les Roumains auraient été « influencés » par la Russie. Vous sentez la différence ?
Il est possible, au moins en théorie, d’apporter la preuve qu’un processus électoral a été régulier ou irrégulier. On établit le genre de contrôles éprouvés qui existent dans toutes les démocraties et qui grosso modo fonctionnent bien. Il est possible, au moins en théorie, d’apporter la preuve qu’un pays étranger a cherché à peser sur le résultat d’une élection en faisant, en gros, de la publicité pour un candidat. En revanche il est impossible de prouver que le résultat de cette élection est dû à cette publicité. Au surplus, quand bien même une telle preuve serait possible, en tirer la conclusion que cela rendrait le résultat illégitime signifie qu’il est interdit aux électeurs d’adopter telle ou telle opinion : celles qui sont promues par la publicité en question.
Transférer la souveraineté du peuple à la technostructure
Annuler un processus électoral régulier au motif qu’il aurait été « sous influence » revient en fait à se donner le droit d’annuler toute élection qui n’aura pas donné un résultat jugé « raisonnable » par ceux qui sont en position de déclarer nulle une élection, à savoir l’appareil administratif et judiciaire d’un pays. C’est effectivement transférer la souveraineté des mains du peuple à celles de la technostructure (« les services »). On peut juger qu’un tel transfert est une bonne chose, et de fait il est au cœur de la « construction européenne » depuis ses débuts, mais on ne peut appeler cela « démocratie ». Car être démocrate implique d’accepter en toute connaissance de cause le fait que, parfois, le peuple peut porter au pouvoir un imbécile ou un démagogue, ou même un agent de l’étranger. Le seul remède est alors dans des élections ultérieures et, dans l’intervalle, dans l’équilibre des pouvoirs assuré par la Constitution (ainsi que dans les mœurs politiques nécessaires à une authentique démocratie, mais c’est encore un autre problème).
Je rappelle à toutes fins utiles que, pendant les longues décennies où la Russie s’est appelée l’URSS, la France avait en son sein une agence de publicité géante financée par ladite URSS et nommée le Parti Communiste Français. Cette agence de publicité était incontestablement redoutablement efficace et son influence était tout à fait certaine sur une forte partie de la population, à commencer par les intellectuels. Cette influence était bien plus puissante que celle des « fermes à trolls » poutiniens et l’URSS était un régime bien plus terrible que la Russie actuelle. Pour autant, jamais aucune élection n’a été annulée en France pour ce motif, et c’est heureux. Bref, une élection irrégulière et une élection « sous influence » sont deux choses bien différentes. Contester la régularité d’une élection revient à accepter les règles du jeu démocratique, puisqu’on demande simplement à ce que ces règles soient appliquées, contester une élection parce qu’elle aurait été « influencée » vous fait sortir de la sphère de la démocratie pour basculer dans une autre sorte de régime.
JD Vance a accusé les Européens de restreindre la liberté d’expression
Deuxième fausse équivalence : JD Vance a accusé les Européens de restreindre indûment la liberté d’expression en pénalisant les « discours de haine » et la « désinformation ». À quoi les partisans de cet ordre des choses répliquent que l’administration Trump fait retirer des bibliothèques qui dépendent du gouvernement fédéral les livres qu’elle considère comme « woke », qu’elle cesse de financer les recherches qu’elle considère de même, ou qu’elle refuse l’accès à ses conférences de presse à certaines agences de journalisme qui refusent d’appeler le golfe du Mexique « golfe d’Amérique ». Sauf qu’il s’agit de deux choses bien différentes, aussi différentes que le fait de ne pas être aidé par le gouvernement pour diffuser vos opinions et le fait d’être sanctionné par le gouvernement si vous cherchez à diffuser vos opinions. Aussi différente qu’une absence de subvention et une peine de prison ou une amende.
À ma connaissance, l’administration Trump n’a pas déclaré que les gens ayant écrit les ouvrages qui vont être retirés des bibliothèques fédérales seront poursuivis pour les avoir écrits ou qu’il sera dorénavant interdit de les publier. De même qu’elle n’a pas annoncé que les agences de presse refusant d’employer le terme « golfe d’Amérique » seront dissoutes, juste qu’elles ne seront plus invitées par la Maison Blanche. Employer l’argent du contribuable de la manière qu’il juge la plus propre à servir le bien public est la prérogative du gouvernement, même lorsqu’il use de cette prérogative de manière idiote, ce qui doit inévitablement arriver assez souvent.
En revanche, sous nos latitudes européennes, ceux qui « propagent des discours de haine » ou des « fausses informations » encourent les foudres de la loi. La puissance publique emploiera sa puissance à les faire taire. Si vous ne comprenez pas que la première attitude est tout à fait compatible avec la liberté d’expression, qu’elle est même une conséquence de cette liberté, alors que la seconde ne l’est pas, c’est que vous êtes incapable de comprendre ce qu’est la liberté d’expression. Donc, non, l’administration Trump n’est pas grossièrement incohérente en cette circonstance. Il se pourrait même qu’elle ait une conception plus saine et plus exacte de la démocratie que les partisans de la « construction européenne » qui poussent des cris d’orfraie depuis quelques jours. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne serait jamais incohérente ou qu’elle aurait raison en tout. Mais, encore une fois, si vous ne comprenez pas cette distinction élémentaire, c’est que vous n’êtes pas fait pour me lire.
Illustration : le Vice-Président JD Vance, lors de la réunion de Munich en février.