La guerre en Ukraine, la guerre menée par Israël : les deux crises sont liées. Par le poids actuel et à venir des États-Unis, par la volonté “vertueuse” de l’Union européenne à prétendre abattre les méchants, quels que soient les rapports de force. Mais pouvons-nous nous offrir le luxe de deux ennemis surpuissants ?
« Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur ! » : c’est ce que proclama Guillaume II quand l’Angleterre, en 1914, se joignit à Paris et à Petrograd contre Berlin, à la grande surprise de la diplomatie allemande. Sans doute le slogan le plus stupide de la Grande Guerre… Mais certains Occidentaux se retrouvent actuellement dans la même hubris depuis que la reprise des hostilités au Moyen-Orient s’ajoute à la guerre d’Ukraine : il fallait faire capituler Moscou, il faut également désormais faire capituler Téhéran. Ça fait beaucoup. Avons-nous cependant intérêt à confondre deux théâtres distincts, Ukraine et Moyen-Orient ? Ceci dit, il est incontestable que les deux crises ne sont pas seulement concomitantes, elles entretiennent des liens bien réels, elles réagissent l’une sur l’autre.
Il y a à mon avis, en tout cas, deux points d’intersection primordiaux entre les deux crises : les prochaines élections américaines, fort incertaines, et le rôle de l’Iran, à la fois allié de la Russie et acteur essentiel au Moyen-Orient. Il est clair que Moscou attend le résultat des élections présidentielles américaines avant de décider éventuellement d’ouvrir des négociations et d’en évaluer le périmètre possible. Et pas seulement le nom du vainqueur, Kamala Harris ou Donald Trump, mais également avec quelle majorité au Congrès. À partir de là, à mon avis, Moscou évaluera le degré de soutien que Washington pourrait continuer à accorder à Kiev. Et Poutine établira alors son programme de négociation (étant entendu qu’il est peu envisageable que Moscou puisse poursuivre la guerre au-delà de 2025).
Quant à Zelenski, là aussi la suite dépend largement du 5 novembre. Le « plan de victoire » qu’il vient de présenter à son parlement, le 16 octobre, suppose l’appui du futur président américain. Il mise ouvertement sur la démocrate Harris, mais il a établi également, lors de sa récente visite aux États-Unis, un contact avec Trump.
Mais la dépendance envers le résultat du 5 novembre est aussi nette dans le cas de Netanyahu. On ne sait pas avec certitude jusqu’où il veut aller, au-delà de l’élimination du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban, pour rétablir la sécurité du pays et permettre aux 60 000 Israéliens évacués du nord d’Israël de revenir chez eux. L’occupation du Liban jusqu’au Litani, comme c’était le cas jusqu’en 2000 ? La tentative rapidement abandonnée en 2006 pour revenir dans cette région rappelle que ce n’est pas si facile. Les opérations israéliennes actuelles au Liban paraissent correspondre d’ailleurs plus à des frappes précises pour éliminer dirigeants et cadres du Hezbollah, ainsi que leur infrastructure, qu’à la préparation d’une occupation proprement dite, font remarquer certains.
Et la vraie menace, c’est l’Iran, qui a dirigé le 1er octobre près de 200 missiles contre Israël (après une première attaque en avril) et qui contrôle bien sûr le Hamas, le Hezbollah, sans oublier les Houthis au Yémen. Les attaques balistiques iraniennes ont été maîtrisées, avec l’aide des États-Unis et de la France, mais tout juste, les dernières générations de missiles iraniens se montrant plus efficaces contre le « Dôme de fer » et présentant un problème pour la suite.
Les trois options de Netanyahu
Certains pensent que le vrai plan de Netanyahu serait d’affaiblir directement l’Iran lui-même, en détruisant son programme nucléaire par des bombardements menés par l’aviation israélienne. Mais c’est une opération complexe, et qui nécessite le soutien américain (ne serait-ce que l’observation par satellites et le renseignement électronique). Or Joe Biden, malgré quelques discours lénifiants, a en fait renforcé dans la région tous les moyens américains nécessaires, tout en étant incapable, en fin de mandat, de s’opposer réellement au lobby pro-israélien à Washington. Netanyahu voudrait sans doute profiter de sa fin de présidence, car il n’est pas du tout certain que son successeur, quel qu’il soit, sera disposé à s’engager aussi loin en faveur de la sécurité d’Israël, en permettant à celui-ci de rester la seule puissance nucléaire au Moyen-Orient.
Une autre option serait possible : une attaque sur les sites pétroliers iraniens. Elle serait très dure pour Téhéran, mais aussi pour les Européens et les Chinois, gros clients. En revanche elle laisserait les États-Unis et la Russie, exportateurs de pétrole, de marbre. Elle serait moins déstabilisante et comporte donc des avantages.
Une troisième option, non exclusive des précédentes, consisterait à « profiter » du conflit pour amener les Palestiniens à quitter Gaza et la Cisjordanie ; avec un élargissement vers le sud du Liban, on formerait ainsi le « Grand Israël » dont rêvent certains. Mais une fois de plus tout cela n’est envisageable que dans la période qui va de maintenant jusqu’à l’entrée en fonction du nouveau président américain, fin janvier 2025. En tout état de cause, l’élection américaine est cruciale pour tout le monde. Et il est évident que, pour la Russie comme pour Israël, le fait que les Occidentaux soient fort occupés aussi sur l’autre théâtre, ukrainien, est tout bénéfice !
Ne pas conjuguer les deux menaces
Mais revenons à l’Iran, deuxième point d’intersection entre les deux théâtres. En effet Téhéran a développé des liens privilégiés avec Moscou, qui se sont renforcés depuis 2018, sur le plan économique mais aussi militaire (l’Iran fournit des drones et des composants à la Russie). Et la Russie s’est depuis toujours plus facilement entendue avec les Chiites qu’avec les Sunnites, plus facilement avec l’Iran qu’avec l’Arabie saoudite, adversaire résolu et de Moscou et de Téhéran.
Si on veut bien se mettre à la place des dirigeants iraniens et regarder des cartes, leur politique, tendant à s’appuyer au Moyen-Orient sur des mouvements chiites qu’ils contrôlent, et de façon générale sur la Russie, n’est pas irrationnelle. Certes, le Hamas et le Hezbollah reçoivent en ce moment des coups terribles. Mais on se demande (je pense en particulier au Liban) si cette situation ne conduit pas plutôt à un rapprochement entre populations chiites, sunnites, et même chrétiennes ? Les dirigeants des pays sunnites sont-ils vraiment représentatifs de l’évolution de leurs opinions ? Quant au pouvoir à Téhéran même, on le dit volontiers fragilisé. Que les « élites » soient de moins en moins satisfaites est évident. Mais les habitants des campagnes ? Et les commerçants des « bazars » urbains ? On conseillerait donc là aussi la prudence.
En conclusion, les Occidentaux, et d’abord les Européens, auraient intérêt à éviter tout ce qui conjugue les deux menaces et les renforce l’une par l’autre, ce qui est en gros leur tendance actuelle. Ils auraient intérêt à disjoindre les deux théâtres. La crise ukrainienne est en effet en soi soluble, avec l’établissement d’une vraie frontière entre la Russie et l’Ukraine, sur des bases essentiellement linguistiques, frontière qui en fait n’a jamais existé. Les deux pays sortiraient ainsi de l’indétermination territoriale et de la mythologie historique. La Russie en retirerait des avantages territoriaux, mais l’Ukraine deviendrait un véritable État-nation, avec des garanties de sécurité (comme l’entrée dans l’OTAN).
Le Moyen-Orient est beaucoup plus difficile. Depuis 1978 les Occidentaux ont appuyé les Sunnites (y compris en soutenant la guerre de l’Irak contre l’Iran en 1980-1989, qui a eu les plus graves conséquences à long terme). Ils auraient sans doute intérêt à pratiquer une politique plus équilibrée, qui serait d’ailleurs plus bénéfique pour Israël, et qui éviterait le mouvement que l’on constate au Liban depuis la crise de 1982 : un rapprochement relatif des différentes confessions contre celui qui apparaît désormais comme l’ennemi commun, Israël, alors qu’en 1975 encore une partie des Libanais chrétiens croyaient pouvoir s’appuyer sur Tel Aviv contre leurs compatriotes musulmans.
Illustration : Les Iraniens fêtent le 45e anniversaire de la prise de contrôle de l’ambassade américaine devant l’ancienne ambassade à Téhéran. Pendant ce temps, les États-Unis envoient leur B-52 au Moyen-Orient pour « défendre Israël ».