Depuis des décennies, l’île d’Haïti est plongée dans une crise qui paralyse le pays. Première nation noire à obtenir son indépendance dès le XIXe siècle, elle n’a cessé de payer le prix du sang. Un ancien policier au pseudonyme truculent, Barbecue, règne d’une main de fer sur la capitale, Port-au-Prince, sans avoir le souci du lendemain.
C’est un château en ruine qui surplombe le Parc national historique situé dans les communes de Dondon et Millot, dans le département Nord d’Haïti. Inspiré architecturalement de celui de Versailles (France) et de celui de Sans-Souci (Prusse), à qui il doit son nom, le palais résume à lui seul toute l’histoire d’une île qui continue à payer le prix de sa liberté acquise dans le sang. Ancienne colonie française, Haïti a pris son indépendance en 1804 après une longue lutte contre les troupes du général Leclerc qui a dû finalement abandonner ce territoire aux mains des anciens esclaves devenus soudainement maîtres de leur destin. S’en est suivie une histoire jalonnée de guerres civiles, d’assassinats, d’exécutions en tout genre, de putschs, constellée de personnages truculents tantôt proclamés Empereurs, tantôt à Présidents à vie, de monarchies éphémères et de dictatures. Une histoire marquée par le culte du vaudou, prompte à enflammer l’imaginaire occidental avec ses zombis popularisés par Hollywood, otage d’une multitude de milices aux noms exotiques, comme les fameux Tontons Macoutes, séides armés de dirigeants avides.
Plongée dans une crise politique, sanitaire, économique et sécuritaire depuis des décennies, sous le regard impuissant de la communauté internationale, la violence sur l’île a atteint son paroxysme avec l’assassinat brutal du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, après quatre années de pouvoir controversé. Personnage égocentrique et soupçonné de blanchiment d’argent, dès son arrivée au pouvoir, il a été rapidement accusé de favoriser l’élite mulâtre au détriment des populations noires de l’île. Très vite, Haïti s’est retrouvé submergée par des manifestations anti-gouvernementales pointant du doigt les détournements de fonds, la dévaluation de la monnaie nationale et une inflation galopante que Jovenel Moïse s’avère incapable de résoudre. La crise politique qui s’ensuit va accentuer l’état d’anarchie dans laquelle se trouve le pays, dont l’aide provient essentiellement des États-Unis, omniprésents dans les affaires d’Haïti depuis un siècle. C’est dans ce contexte qu’un groupe de mercenaires va exécuter le chef du pays à la mitraillette. Les motifs de cette attaque restent troubles, le commanditaire de cette opération est toujours recherché et l’enquête diligentée pour faire la lumière sur cet assassinat piétine toujours, entravée à de nombreuses reprises.
Un seigneur de la guerre
Haïti est devenue en peu de temps une plaque tournante du trafic de drogues comme en témoigne dans les colonnes du New York Times un ancien officier de la Drug Enforcement Administration (DEA), agence fédérale américaine. Keith McNichols explique qu’un large réseau a été mis en place comprenant « un éventail de politiciens, d’hommes d’affaires et de membres des forces de l’ordre qui usent de leur pouvoir » pour inonder le marché américain de cocaïne et autres substances illicites avec l’aide des gangs insulaires. Il est d’ailleurs probable que ce soit la cause fondamentale du meurtre de Jovenel Moïse.
Alors que les partis, aux ambitions contraires, sont incapables de s’entendre au nom du bien commun, Jimmy Chérizier, âgé de 47 ans, s’impose sur la scène politique. Ancien policier, il est à la tête du gang le plus puissant d’Haïti, la « Famille G9 », véritable force paramilitaire qui n’hésite pas à livrer une guerre ouverte à ses rivaux dans les rues de Port-au-Prince, la capitale de l’île. Surnommé « Barbecue » par ses partisans, il aurait participé à deux massacres retentissants et est soupçonné de la mort d’une trentaine de personnes sans que l’on sache à quel degré il a lui-même participé à ces meurtres. Profitant du vide du pouvoir, il a imposé son autorité grâce à l’assistance du gouvernement du président Jovenel Moïse qui « lui fournissait des armes et finançait largement son gang », comme le rappelle le Courrier International. L’arrivée au pouvoir comme Premier ministre d’Ariel Henry (2022) va changer la donne. L’ambitieux ex-médecin décide de couper drastiquement les vivres au gang, provoquant la colère de Jimmy Chérizier. En réaction, il s’empare peu de temps après d’un important complexe pétrolier et contraint Ariel Henry à négocier financièrement le retrait de ses troupes. Un premier avertissement qui met le gouvernement haïtien sous pression. Ce dernier réclamera en vain une intervention militaire de ses alliés étrangers pour juguler celui qui est désormais considéré comme un seigneur de guerre.
Fils du célèbre Baby Doc’ et petit-fils de Papa Doc’
La situation se dégrade lorsque Chérizier annonce avoir formé une coalition de gangs (dont certains leaders sont des stars sur YouTube) et menace le pays de le plonger dans la guerre civile si le Premier ministre ne démissionne pas immédiatement. L’attaque d’une prison, où sont détenus 5000 personnes, révèle alors au monde entier la puissance de Barbecue dont les hommes tuent une partie des prisonniers, filmant leurs meurtres, et en libèrent des milliers d’autres. Ivre de gloire, le gangster donne des conférences de presse, protégé par sa milice qui fait régner la loi dans la capitale. En déplacement au Kenya, venu quémander une aide militaire de la part de Nairobi, Ariel Henry se retrouve sans possibilité de rentrer à Port au Prince entre les mains de Jimmy Chérizier. Si ce dernier assure qu’il ne souhaite pas devenir président, il réclame de manière très contradictoire l’établissement d’un système politique plus juste et équitable. Réfugié à Porto Rico, acculé, Ariel Henry a finalement annoncé son retrait du gouvernement, le 14 mars 2024 après quinze jours de crise intense, laissant Haïti sans réel gouvernement.
Alors que le pays attend la nomination d’un conseil présidentiel de transition, soutenue les États-Unis, la France, la Communauté des Caraïbes (Caricom) et l’Organisation des Nations unies (ONU), la situation demeure toujours tendue à Haïti. Une solution avancée pour réinstaurer l’ordre mais qui n’est pourtant pas bien vue par la population qui accuse « les blancs de se mêler des affaires d’Haïti » dans ce qui ressemble à un vieux relent anachronique de lutte raciale. L’incertitude demeure également au sein des partis, parmi lesquels les duvaliéristes dirigé par François-Nicolas Duvalier, fils du célèbre Baby Doc’ et petit-fils de Papa Doc’, une famille qui a dirigé dictatorialement Haïti (1957 à 1986) et dont l’attitude est scrutée du coin de l’œil par ses rivaux. Loin des réalités du terrain, ils luttent entre eux et ne sont toujours pas entendus sur le nom du prochain chef de gouvernement.
C’est désormais un victorieux Barbecue Ier qui, aux manettes d’une île ruinée, est prêt à ramasser la couronne d’un enfer que lui tend le Baron Samedi depuis le château de Sans-Souci où il peut s’installer et régner en maître, au risque de subir le tragique sort de ses prédécesseurs.
Illustration : Les Haïtiens manifestent contre la décision de la Conférence des chefs de gouvernement de la Communauté des Caraïbes (sous l’égide des États-Unis) de nommer un Conseil présidentiel de transition… pour le moment dépourvu de moyens d’action.