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Aide à l’Ukraine : quels sont nos buts de guerre ?

Entre idéologues et impérialistes, la paix semble être le dernier des objectifs visés par les grandes puissances. Va-t-on rééditer, au prix de combien de morts, le grand combat des “démocraties” contre les “régimes autoritaires” ? Ou le souci du bien commun, le sens de la mesure et de la nation vont-ils in fine se faire entendre ?

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Aide à l’Ukraine : quels sont nos buts de guerre ?

Faire la guerre, ou à un degré plus limité, soutenir l’effort de guerre de quelqu’un, est un acte à la fois coûteux et risqué. Il n’a de sens que si l’enjeu le justifie. C’est le sens bien compris de l’adage de Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, car cela implique qu’on fait la guerre, comme la politique, pour rechercher une certain résultat. D’où l’importance centrale des buts de guerre. Ce ne sont pas des objectifs fixes, puisque le déroulement même de la guerre peut conduire à les modifier. Mais ils définissent ce pourquoi on se bat (ou aide d’autres à se battre) ; et donc il permet d’évaluer, à chaque étape, les moyens qu’on engage et les risques que l’on prend. Or en l’espèce, au-delà d’un point de départ évident (soutenir un État agressé et envahi), l’évolution des buts de guerre occidentaux pose de plus en plus de questions. 

Typologie des buts de guerre

Il y a évidemment un très grand nombre de tels buts de guerre possibles. Mais il me paraît utile pour la réflexion d’en distinguer trois grands types au moins : idéologiques, impérialistes et patriotiques. Les premiers se fondent sur une analyse de la situation fonction d’un jugement d’ordre idéologique, visant à promouvoir certaines idées ou valeurs. Les seconds visent à accroître la puissance ou l’influence d’un État sur d’autres. Les troisièmes visent à assurer au mieux l’épanouissement d’une communauté clairement définie, en général nationale. Naturellement, ils peuvent se combiner entre eux. 

Si on admet que la paix est un bien en soi, il est d’emblée clair que les deux premiers types favorisent les options guerrières, la première notamment. En effet une idéologie n’admet pas de compromis et tend à classer le monde en bons et en méchants. Dans une telle vision des choses, non seulement l’emploi de la force apparaît facilement comme une exigence éthique, mais on tendra à refuser tout compromis. Ce faisant, on favorise l’ascension aux extrêmes que le processus même de la guerre tend par ailleurs à produire. 

Le type impérialiste pousse évidemment aussi à la guerre mais de façon normalement plus calculée, car si on y juge acceptable l’hypothèse de la guerre pour accroître sa puissance, encore faut-il avoir des chances d’y réussir sans risque ou coût excessifs. Naturellement, ce type peut aussi mettre en avant des motifs idéologiques ou patriotiques. 

Le type patriotique ne fait pas de l’action sur le monde extérieur un objectif en lui-même. Ne se donnant pas d’objectif idéologique, ni une emprise sur le monde extérieur, il ne pousse en soi pas à la guerre – hors évidemment une guerre défensive. Même s’il peut à l’occasion s’hybrider et prendre des dimensions impérialistes (ce qu’on appelle nationalisme au sens péjoratif du terme), ou idéologiques (en 14-18, la propagande des deux côtés a dépeint l’ennemi comme la barbarie incarnée). Comme on le voit, et contrairement à l’idée répandue, c’est le premier type qui est le plus favorable à la guerre et notamment à une guerre radicale. 

Décisive dans notre monde, la politique américaine oscille en permanence entre ces pôles. Mais la dimension idéologique y a été et reste très souvent considérable, en outre fréquemment combinée (voire confondue) avec la deuxième, l’impérialisme. La troisième y est plus sporadique, et prend la forme d’un repli relatif (isolationnisme). Quant à l’Union européenne (Bruxelles), étant elle-même largement idéologique, elle tend à prendre la même pente, même si les États membres sont en général plus prudents. 

Application à la guerre d’Ukraine

S’agissant de l’initiative même de la guerre, la partie russe met en avant des arguments d’ordre patriotique : la menace de l’Otan, le sort des populations russophones. Ces arguments ne sont pas sans valeur, car il y a eu une réelle poussée de l’Otan en Europe orientale, et le basculement de l’Ukraine dans ce camp pouvait être vécu côté russe comme une menace supplémentaire (même si on peut douter de l’existence d’une menace directe d’attaque sur la Russie, puissance nucléaire). Mais il ne suffisent pas pour autant à expliquer ou à justifier l’invasion. C’est d’abord du fait de la disproportion des moyens utilisés, une guerre d’invasion en bonne et due forme, avec les ravages que cela comporte, et la remise en cause radicale des rapports internationaux qu’elle implique. En outre les buts affichés initialement (démilitarisation, purge politique appelée dénazification, etc.) comportaient une remise en cause en profondeur de la souveraineté de l’Ukraine, elle aussi non justifiable par ces mêmes motifs. Ajoutons enfin que la dimension impérialiste est manifeste tant dans les origines et les références de son système politique que dans d’autres interventions russes, allant bien au-delà du patriotisme simple (cas évident de la Syrie), même si elles restent limitées à une zone de proximité relative. 

Face à cela, des arguments relevant eux du patriotisme (ou justifiables dans cette optique) ont conduit au départ les Occidentaux à sanctionner la Russie dans son acte d’agression d’un pays souverain et à aider ce dernier, mais en évitant toute entrée en guerre directe. A fortiori, la réaction ukrainienne va de soi dans une perspective patriotique, même si son régime politique est loin d’être irréprochable par ailleurs. 

Dans une perspective patriotique, la réaction ukrainienne va de soi.

Depuis, la situation a clairement évolué. Comme toujours, quand une guerre est déclenchée, elle a sa propre logique. Les Ukrainiens ont montré une capacité à se battre nettement supérieure à ce qui était communément évalué, et ont reçu une aide croissante. Et l’armée russe a été nettement en deçà de ce qui était généralement estimé. Les combats continuent donc. Corrélativement, les buts de guerre au moins implicites ont évolué. Côté russe on paraît s’orienter vers une annexion au moins de fait de toute la partie Est et Sud de l’Ukraine qu’il leur sera possible de récupérer, plus riche, au moins au départ, plus stratégique et plutôt russophone. Buts totalement incompatibles avec ceux de l’Ukraine, qui met en avant son intégrité territoriale. Le juge de paix ne peut alors être que la guerre elle-même. Laissée à elle-même, elle trouverait son terme soit dans la victoire d’un des camps (semble-t-il alors plutôt russe), soit dans un épuisement des parties conduisant à figer le statu quo du moment. Mais plus elle dure, plus les adversaires en subissent les effets, et notamment l’Ukraine dont les infrastructures et l’économie sortiront dévastées (sans parler bien sûr des victimes). 

Côté occidental en revanche, et surtout américain, la dimension idéologique a pris de plus en plus le dessus. Il s’agit désormais d’inscrire cette guerre dans un grand récit de lutte des démocraties contre les régimes autoritaires, dans l’espoir (si on en croit les déclarations) soit d’un changement de régime à Moscou (s’il va dans le bon sens), soit d’une saignée mettant la puissance russe hors d’état d’agir pour un bon moment. Dans une telle optique, et conformément à la logique idéologique, non seulement on nourrit la guerre, mais on participe à la surenchère, à l’ascension aux extrêmes. Avec un double risque : l’un, d’être finalement impliqué directement ; l’autre, de conduire les Russes à user de moyens (comme le nucléaire tactique mais pas seulement) qui feraient basculer les rapports internationaux dans une nouvelle ère. Le risque est donc élevé, et l’idéologie ne donne pas de cran d’arrêt. À cela s’ajoute le fait qu’une victoire ukrainienne, signifiant la reconquête de tout son territoire, serait pour le régime russe et la fierté nationale un résultat désastreux. Si une évolution en ce sens devait apparaître, l’incitation à accélérer l’escalade serait alors irrésistible pour la partie russe. 

La guerre idéologique est une menace pour la France

J’en déduis que les buts de guerre idéologiques affichés de plus en plus par les Occidentaux, Américains surtout (qui n’ont rien à perdre) et à leur suite Européens (qui eux ont beaucoup à perdre), sont dangereux – même si un Macron se montre plus prudent. Sauf issue militaire improbable, la Russie fera partie du paysage international de demain. On peut évidemment espérer que l’issue de la guerre sera le moins favorable possible pour elle, et agir en ce sens. Mais sans de ce fait prendre de risque excessif, sans nourrir l’ascension aux extrêmes, et sans détruire des liens utiles ou des actifs. Déjà il était irrationnel de démanteler toutes les positions des entreprises occidentales en Russie, ou de boycotter sportifs et artistes. A fortiori de mettre en place des embargos dont les Européens souffrent au moins autant sinon plus que les Russes (cas évident de l’énergie). Ajoutons qu’en dehors du camp occidental, les appels au grand récit démocratique ne mobilisent personne sur la planète – et pas plus les régimes dits démocratiques, hors Occident. 

En sens contraire, certains comparent la situation à Munich, et rappellent que tout compromis avec Hitler était alors illusoire. De fait, avec ce que nous savons, la guerre avec ce dernier était inévitable. En est-il de même ici ? Certes comme on l’a dit la Russie de Poutine a une dimension impérialiste. Mais il n’est d’abord pas évident qu’elle repose sur une vision dichotomique et folle du monde comme celle des nazis ; de plus, elle a montré jusqu’ici qu’elle continuait à calculer ses effets (et donc à les mesurer) même si elle s’est évidemment trompée gravement en l’espèce. En outre et surtout, l’état des forces est très différent ; des puissances nucléaires majeures sont présentes des deux côtés, et la capacité de la Russie à menacer directement des pays dans une guerre classique apparaît désormais bien faible, et nulle face à l’Otan (avec sa composante américaine). Il n’y a donc pas de ce point de vue de risque majeur à garder la mesure. Et le souci de la paix nous y conduit, notamment sur le plus long terme. Une paix qui supposera des compromis de part et d’autre.

En résumé, il est urgent de garder son sang-froid et d’en revenir à un patriotisme sain. Au-delà de cette situation immédiate, il s’agit au fond d’accepter la réalité d’un monde multipolaire, où nous devons vivre avec des gens que peut-être nous n’aimons pas, mais qui existent et dont certains, par ailleurs, ont l’arme nucléaire. Ce sain patriotisme n’est pas repli sur soi et sur ses seuls intérêts, ni abandon de ses convictions, mais recherche de la position qui a le plus de sens pour le bien de tous. Notamment celui de la communauté nationale qui est la nôtre, là où elle est et selon ce qu’il nous est possible de faire, et sans poursuivre des chimères potentiellement dévastatrices.

 

Illustration : Les États-Uniens considèrent que les morts ukrainiens sont un coût politique acceptable.

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