Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Economiste, professeur à Sciences-Po et membre du comité de rédaction de la revue Commentaire, Jean-Philippe Vincent retrace dans Qu’est-ce que le conservatisme ? l’histoire intellectuelle de la pensée conservatrice, de la Rome républicaine jusqu’à nos jours.
Entretien extrait du numéro de décembre de Politique magazine : à commander ici !
Un conservateur est quelqu’un qui se méfie du pouvoir mais qui sait par expérience que l’autorité est la condition même de la vie en société. Entendons-nous bien : l’autorité du conservateur est le contraire de l’autoritarisme. Elle n’est pas l’affirmation incontrôlée de la force mais un mode d’organisation sociale. Les conservateurs pensent en effet que la liberté ne peut s’exercer que dans le cadre d’une société politique ordonnée à l’autorité.
De là découlent également les autres éléments constitutifs du conservatisme : droit à la propriété, dialectique entre tradition et changement, supériorité des préjugés et de la coutume sur l’abstraction et la pensée déductive, importance de la religion comme facteur de régulation sociale extérieur au pouvoir…
« Le conservatisme est unique au sein des idéologies par la place qu’il accord à la morale », disait le sociologue américain Robert Nisbet qui distinguait le conservatisme du libéralisme et du socialisme. Pour le conservateur, l’autorité est d’abord de nature morale, avant d’être institutionnelle. Elle vient d’un consensus, le plus large possible. Elle est le consentement légitime à une certaine forme de pouvoir. L’autorité, en définitive, c’est le pouvoir perçu comme légitime.
Celui qui a le mieux exprimé la quintessence de cette conception de l’autorité est sans doute Cicéron, le premier des conservateurs, même si Aristote pourrait lui disputer ce titre de gloire. Son apologie du régime mixte, qui combine des éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques, est profondément conservatrice dans le sens où elle cherche le point d’équilibre entre les différentes composantes de l’organisation sociale et politique. Elle inspirera les pères fondateurs de la République américaine.
Pourquoi aucun de nos hommes politiques n’ose-t-il se réclamer explicitement du conservatisme ?
Le mot a tellement mauvaise presse en France qu’il serait en effet presque suicidaire pour un homme politique de le revendiquer. Il a pourtant été inventé par Chateaubriand qui, en 1818, a créé un journal appelé Le Conservateur dont la devise était « le roi, la charte et les honnêtes gens ». Mais le terme a depuis été galvaudé et discrédité pour différentes raisons, en particulier à cause de la rhétorique vichyste.
Des auteurs et des thèmes conservateurs – Renan, Maistre, Le Play, la communauté, le travail, la famille, la patrie – ont ainsi été récupérés et détournés au profit d’un régime autoritaire qui n’avait d’éventuellement conservateur que son inspiration traditionnaliste. Plus près de nous, le mouvement néoconservateur américain est apparu comme un produit d’exportation particulièrement douteux. Tout cela contribue à jeter l’opprobre sur le conservatisme en France. Dans d’autres pays qui n’ont pas cette expérience, la Suisse, les états-Unis ou la Grande-Bretagne par exemple, le conservatisme est prégnant et pèse politiquement.
N’entend-on pas dire partout que le programme de François Fillon est « très conservateur » ?
Ses prises de position sur les plans sociétaux et économiques et la prudence et le sérieux qu’il affiche peuvent le faire passer pour un conservateur. Notez qu’il prend quand même soin de ne jamais employer le terme ! Dans notre passé récent, une grande figure politique française peut, sans hésitation, être qualifiée de « conservatrice » : c’est Georges Pompidou qui, façonné par les humanités, a toujours manifesté un intérêt pour les réformes sans tomber dans le grand soir économique et social qui prévalait alors dans les milieux intellectuels.
Pompidou relève du « style conservateur » que vous analysez longuement dans votre livre ?
Absolument. Le conservatisme est une doctrine qui s’est constituée au fil des siècles et dont l’élément central, répétons-le, est l’insistance sur l’autorité. Mais le sociologue allemand Karl Mannheim a mis en évidence le fait que le conservatisme est aussi – et, peut-être, avant tout – un style de pensée, dans le sens où il s’est incarné de multiples façons dans l’histoire. C’est d’ailleurs pourquoi, spécialement en France, il est souvent confondu avec le traditionalisme ou, pire encore, avec un pur immobilisme. Sous nos latitudes, cette opinion est même devenue une sorte de lieu commun. Or un style de pensée n’est pas invariant au cours des siècles.
Au contraire. Il s’adapte en permanence en tenant compte des circonstances, pourvu que le changement s’inscrive dans une continuité. Contrairement au réactionnaire, le conservateur vit dans le présent. Pour lui, la tradition est vivante, ouverte aux réformes. De même est-il l’homme du concret, du local, de l’expérimental, pas celui des abstractions ou des généralisations utopiques. Ce qui le distingue du progressiste pour qui le présent n’est que le point de départ d’une utopie future.
C’est notamment ce que reprochait Edmund Burke à la Révolution française. En quoi sa critique était-elle profondément conservatrice ?
Burke reprochait à la Révolution française son hubris délirante, sa prétention violente à faire table rase de tout ce qui l’avait précédé. Par exemple, les droits de l’homme étaient pour lui une hérésie. Séparer les droits des individus de leur contexte historique et national conduisait, selon lui, à diminuer la liberté concrète des individus. En bon conservateur, il savait que la liberté s’enracine dans des institutions et des coutumes légitimées par l’histoire.
C’est là où se situe précisément la séparation radicale entre l’ethos progressiste et l’ethos conservateur. L’un témoigne d’une démesure orgueilleuse en voulant bouleverser les fondements culturels et anthropologiques de l’humanité. On l’a récemment vu à l’œuvre dans le mariage homosexuel ou dans la théorie du genre. L’autre révèle, au contraire, un respect devant la Création qu’il refuse de bousculer et à laquelle il n’entend pas se substituer. Une des meilleures définitions du conservatisme, c’est qu’il est un acte de modestie devant
l’histoire.
Vous dites que le conservatisme est une sorte de complément naturel au libéralisme…
Il y a une ambiguïté sur le libéralisme qui n’est pas une école économique mais une doctrine politique. Or, contrairement aux capitalistes libéraux, le conservateur, qu’il soit ou pas capitaliste, ne considère pas que le bon fonctionnement d’une société dépende uniquement du marché. à la main invisible théorisée par Adam Smith, le conservatisme en ajoute une seconde qui conditionne l’efficacité de la première : c’est la confiance. Or, aujourd’hui, les conditions culturelles et institutionnelles de la confiance – autorité mutuellement reconnue, valeurs communes – ne sont pas réunies.
C’est sans doute ce qui explique la dégénérescence d’un certain capitalisme en un libéralisme culturel qui heurte brutalement les fondements de la morale conservatrice. Contrairement à certains libéraux, les conservateurs pensent que l’éthique prime sur le marché qui ne doit pas être livré à lui-même. De ce point de vue, le conservatisme est le supplément d’âme qui manque au libéralisme…
Qu’est-ce que le conservatisme ? de Jean-Philippe Vincent, Les Belles Lettres, 266 p., 24,90€