Entretien avec Laurent Dandrieu. Propos recueillis par Philippe Mesnard
Le pape François a l’air d’ignorer que la France accueille des centaines de milliers d’immigrants chaque année. Et d’ignorer que Marseille est très loin d’être une ville paisible. Et même d’ignorer que Marseille est en France. Sait-il de quoi il parle ?
Je n’en suis pas persuadé. Décrire Marseille comme un modèle réussi d’intégration fait sourire jaune ceux qui connaissent la ville. Le pape a une vision idéologique de l’immigration et de l’Europe, et en outre il extrapole sur la base de ce qu’il a connu en Argentine. Dans Fratelli Tutti, il a donné en exemple la communauté italienne immigrée en Argentine comme preuve d’une intégration réussie, communauté numériquement faible et culturellement proche de la culture latino-américaine. Cet exemple peu pertinent lui permet de ne pas avoir à affronter la réalité de ce que vit l’Europe. Il parle comme si nous n’avions pas accueilli, en France, depuis des décennies, des millions de migrants, comme si ces vagues migratoires n’avaient pas déjà posé de colossaux problèmes d’intégration, n’avaient pas engendré une ghettoïsation et un communautarisme sur fond d’islamisme, comme s’il n’y avait pas de problèmes de chômage, de sécurité, de condition de la femme et de terrorisme, etc. Les Européens subissent les conséquences concrètes de l’immigration, le pape les évacue en expliquant que tout se passera bien si on regarde les immigrés « comme un don ». Cette vision idéologique traduit, à mon sens, le fait que le sort des populations européennes l’indiffère profondément. François est incapable d’adopter la position chrétienne qui est de tenir les deux bouts de la chaîne sur une question : exercer notre charité vis-à-vis des migrants tout en respectant le bien commun des populations européennes. Lui ne veut envisager cette question de l’immigration que sous l’angle exclusif de l’intérêt supposé des migrants.
On a l’impression que ce pape considère que l’Europe, et donc la France, est coupable et qu’il y a presque une nécessité morale d’être lavés de nos fautes coloniales par l’accueil inconditionnel des immigrants.
Oui, c’est quelque chose que l’on pouvait jusqu’à présent pressentir par sa façon dédaigneuse de parler de l’Europe, « grand-mère ayant perdu sa fertilité et sa vivacité », comme il l’a dit à Strasbourg, mais cela restait de l’ordre du non-dit. Le mérite de la situation actuelle est de clarifier cet aspect de sa pensée. Jean-Marie Guénois, dans un article du Figaro, citait une source vaticane anonyme mais haut-placée qui expliquait que le pape « déteste » la France, notamment en raison de son passé colonial. Un certain nombre d’observateurs et d’analystes n’hésitent plus à dire que ce ressentiment colonial est un axe important de la pensée de François. François Mabille, de l’Iris, explique que la pensée du pape s’inscrit dans la lignée de la pensée décoloniale, qui tient les nations occidentales comme seules coupables de la pauvreté des nations ex-colonisées. Je soutiens pour ma part que du fait de la « théologie du peuple », variante argentine de la théologie latino-américaine de la libération, le pape a tendance à appliquer aux peuples une lutte des classes transposée aux nations, divisées entre nations systémiquement opprimées et nations systémiquement oppressives. En tant que nation ex-colonisatrice, nous sommes par essence une nation et un peuple oppresseurs et nous n’avons d’autre choix que d’ouvrir grand nos frontières pour expier nos méfaits, et les réparer par un accueil inconditionnel de tous ceux qui veulent s’installer chez nous.
Le pape François a-t-il une chance d’être entendu par Emmanuel Macron et Gérald Darmanin ?
Bien malin celui qui sait ce qui se passe dans le crâne d’Emmanuel Macron à l’instant t, qui diffère radicalement de ce qui s’y passera à l’instant t+1. Ce qui paraît évident, c’est que le discours obsessionnel du pape contribue à installer un bruit de fond culpabilisateur de toutes les politiques qui visent à maîtriser, contrôler et freiner les flux migratoires. Ce bruit de fond complique la tâche politique des responsables car il braque un pan de l’opinion, galvanise l’extrême-gauche qui fait partie du clan des meilleurs supporters du pape, probablement pas en raison de ses déclarations opposées à l’euthanasie et à l’avortement, et exerce un effet délétère sur une opinion plus modérée et sur les catholiques eux-mêmes qui, même si une part croissante d’entre eux sont conscients de la catastrophe civilisationnelle que nous prépare cette immigration incontrôlée, n’osent pas toujours affirmer leur malaise. Le discours pontifical a un effet très démobilisateur sur la résistance que l’opinion européenne devrait opposer aux vagues migratoires.
Laurent Dandrieu, Église et immigration, le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne. Presses de la Renaissance, 2017, 312 p.
Laurent Dandrieu, Rome ou Babel. Pour un christianisme universaliste et enraciné. Artège, 2022, 400 p.