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Une dérive progressiste : sacraliser l’autodétermination de l’individu

Les droits de l’individu sont désormais sacrés. Mieux, il lui appartient de les déterminer lui-même sans qu’aucune norme sociale ne puisse venir contredire ses souhaits, aussitôt devenus impératifs. C’est que la démocratie n’est plus l’expression d’un peuple mais le cadre juridique d’expression des droits de chacun – au détriment de ceux de tous.

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Une dérive progressiste : sacraliser l’autodétermination de l’individu

Une erreur que nous commettons tous spontanément est d’aborder les convictions des autres selon leur contenu intellectuel ou rationnel. Or la dimension émotionnelle est essentielle.

On connait déjà le cas de scientifiques attachés à leur théorie et pouvant la défendre passionnellement, mais cela ne donne pas toute la mesure du phénomène. Car dans le domaine politique et moral, la valorisation émotionnelle d’une conviction ne révèle pas seulement un degré d’attachement, elle signale souvent un ressort puissant : une forme de sacralisation.

Prenons l’exemple de la loi sur l’euthanasie : nos amis ont souvent remarquablement développé des trésors d’arguments très raisonnables pour montrer l’immoralité de ce développement et sa contradiction avec des convictions par ailleurs admises par tous et mises dans les lois : la protection des plus faibles, l’aide à apporter à quelqu’un qui veut se suicider pour l’en empêcher. Bien sûr, il y a de ce côté aussi une dimension émotionnelle, l’horreur à l’égard de ce qui est une forme de meurtre ; et une dimension explicitement religieuse chez beaucoup. Mais elles ne sont pas nécessaires. Les arguments rationnels évoqués sont forts par eux-mêmes. Or il est évident qu’ils n’ont en rien emporté le débat.

Ce qui est significatif ici est en effet ce qui se passe de l’autre côté. L’intensité de l’effort en faveur de l’euthanasie ne s’explique pas par le seul positionnement politique. Il y a là aussi un élément de conviction intense, et se voulant à sa façon moral. D’où provient-il ? Sans doute de l’idée du droit absolu de l’individu de choisir son destin comme il l’entend, et même sa nature. C’est donc cette nouvelle “morale” qu’il faut interroger, d’autant qu’on la retrouve dans bien des causes sociétales actuelles, le mariage pour tous étant l’étape le plus caractéristique, ou les “causes” LGBT. La mobilisation émotionnelle y va bien au-delà de l’enjeu, ainsi la passion dans certains milieux pour la cause des “trans”. On touche manifestement là à une dimension qui pour les convaincus est sacrée.

Une nouvelle sacralité

Nous retrouvons ici un autre phénomène remarquable : le glissement observé depuis 60 ans du culte du héros au culte de la victime, qui tend précisément à être sacralisée, comme le montre l’excellente analyse de François Azouvi Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré. Ce qui est d’ailleurs en consonance avec la mentalité démocratique : par définition, le héros, ce n’est pas tout un chacun ; tandis que la victime, c’est potentiellement tout le monde. La victime n’a aucun mérite dans son sort (contrairement au héros) ; elle demande certes soin et sollicitude, mais pas une sacralisation. Pourquoi alors celle-ci ? Sans doute parce que ce qui est en cause est le fait que s’il y a victime, c’est qu’on a touché à la personne et à ses droits, supposés sacrés indépendamment de ce que cette personne est ou fait (sauf dans le cas de ceux qui contreviennent à cette nouvelle morale, qu’on appellera les « fascistes »). C’est cette sacralisation qui conduit à des vagues d’indignation intense (comme dans le cas de George Floyd), qui vont bien au-delà du cas concerné. C’est là en un sens une nouvelle religion de l’individu ; en comprenant bien sûr le mot religion au sens figuré, car il y a là nulle transcendance. Mais cela comporte une dimension évidente de sacré : les Droits sont sacrés, l’immunité personnelle est sacrée (toujours hors « fascistes »). Cette absolutisation de l’auto-détermination conduit même, dans le cas de l’euthanasie, à glorifier un supposé droit à disparaître. Vous n’êtes pas victime parce que vous allez mourir, car vous le choisissez ; vous êtes victime parce que vous souffrez, et que l’affreuse société ne vous aide pas à mourir.

Tout cela se relie à un autre phénomène : le glissement d’une compréhension de la démocratie comme gouvernement du peuple à une démocratie identifiée à des principes, et notamment aux Droits, tels qu’interprétés par les juges et les Cours suprêmes. On n’hésite plus à casser ou brider l’expression populaire si elle est contraire aux Principes sacrés. Certes, le progressisme a toujours été au fond élitiste et autoritaire, la fraction avancée conduisant le peuple car, une fois éclairé, il comprendra que c’était pour son bien. Mais justement, autrefois le progressiste avait confiance dans l’idée que le peuple comprendrait. Ici on a l’impression qu’il n’en est plus si sûr, car la tentation populiste menace et l’inquiète beaucoup, et qu’il faut donc canaliser ce peuple. La scène européenne actuelle en montre bien des exemples. Mais parmi les causes de cette évolution, il faut compter, comme noté ci-dessus, le glissement émotionnel et parareligieux qui s’est produit. Pour simplifier, dans la mesure où il y avait une mystique chez les républicains à l’ancienne, elle portait sur le peuple ; maintenant elle s’en détache, et ne vise plus que l’individu et ses supposés Droits.

Le dilemme du chrétien progressiste

Ceci a incidemment des conséquences curieuses dans le petit monde des chrétiens progressistes. Ils sont habitués à refuser de voir les dérives de notre société comme telles, et au contraire à interpréter ce qui se passe comme un mouvement historique en soi sain, qu’il faut simplement bien comprendre et canaliser. Même si c’est quand même assez éloigné de ce qu’un chrétien viserait spontanément.

Mais le progressiste se trouve en porte-à-faux lorsque cette évolution heurte frontalement une conviction chrétienne profonde, comme dans le cas de l’euthanasie. Alors que dans le cas du mariage pour tous, il a pu se sentir peu concerné, voire choqué par la mobilisation de ses coreligionnaires conservateurs, ici il se regimbe. Sauf cas particulier, la grande majorité d’entre eux s’est opposée au projet de loi. Ces progressistes plus sincères font alors l’expérience douloureuse de ce que vit le conservateur, qui voit depuis longtemps ses convictions profondes blessées par l’évolution sociale. Mais ici le conflit est entre deux convictions émotionnellement intenses : leur foi d’un côté, et de l’autre leur attachement irrationnel à ce siècle, nourri d’une lecture naïve de Vatican II. Gageons qu’ils finiront en majorité par surmonter cette péripétie désagréable. Mais peut-être certains finiront par comprendre qu’il y a là un vrai problème.

Conclusion

Il y a derrière ces controverses émotionnellement intenses (une morale réellement vécue est émotionnellement toujours intense), un débat de fond, qui oppose en définitive deux morales différentes. Plus précisément, on a d’un côté une vraie morale au sens classique du terme, nécessairement « hétéronome » pour parler comme Marcel Gauchet. Car une morale, c’est la reconnaissance qu’une chose est bonne ou mauvaise objectivement ; le bien et le mal ne peuvent être le fait de choix personnels, lesquels sont des préférences, et non des exigences morales. Et d’un autre côté, une prétendue morale de “l’autonomie”, qui est en quelque sorte une morale des règles du jeu : chacun définit sa morale personnelle comme il le souhaite ; et le sacré se déplace sur le respect absolu censé devoir être apporté à ce “libre” choix. En ce sens, et contrairement à ce qu’on lit ici ou là, les wokes attachés au sort des communautés censément opprimées (noirs, femmes, LGBT, etc.) sont dans la droite ligne des supposées Lumières et de leur programme dit d’émancipation, fondé sur le refus de l’hétéronomie. Mais si le sacré s’applique à des réalités profondément antinomiques, l’opposition est radicale et le dialogue rationnel très difficile.

 

Illustration : « Il me semble dès lors injuste, mais surtout faux de penser amoraux les tenants de cette loi. Ils ne sont pas sans morale, mais leur morale n’est pas celle à quoi conduit la foi chrétienne. » Mgr Wintzer, La Croix, 9 juin 2025.

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