Macron a étudié à Sciences Po. C’est le début de l’éloge de la globalisation heureuse, le « Harvard français » méprise les nations, Strauss-Kahn enseigne l’économie néolibérale et René Rémond tient à ce qu’on soit nuancé. Macron n’a donc pas tout compris.
Quand Politique Magazine m’a proposé d’écrire quelques mots sur Sciences Po que j’ai bien connu comme enseignant, j’ai pensé relire un essai stimulant d’une ancienne responsable de l’association des Anciens. Ce petit ouvrage est consacré à la « génération Macron ». Plus exactement, le livre rassemble des témoignages d’étudiants qui firent leurs études rue Saint-Guillaume en 2000 en même temps que le futur président. L’auteur soutient une thèse : une génération impatiente, empêchée d’accéder au pouvoir par la génération des baby boomers a trouvé son héraut, brisant les codes, les usages. Après 30 ans de brejnévisme à la française incarné par les Attali, Hollande et autres, Macron a court-circuité le temps politique, fracturé les portes de l’Elysée en proclamant en finir avec « l’ancien monde ». On se souvient des hurlements du candidat : « c’est mon programme ! », l’effraction et la transgression se substituant à l’émergence progressive des idées et des hommes en politique. La thèse n’est pas audacieuse mais mérite que l’on s’y arrête. Une génération spontanée aurait trouvé son principal incubateur rue Saint-Guillaume. Il est donc utile d’aller voir de plus près l’enseignement proposé à Sciences Po quand Macron et les siens y étaient.
Macron ne fut pas le premier de sa génération à aller vite. Najat Belkacem et Rama Yade, diplômées la même année ou presque, avaient montré le chemin, l’une dans la roue de Ségolène Royal, l’autre chez Sarkozy. Mais, à l’évidence, l’arrivée de Macron à l’Elysée a été un accélérateur de carrières très efficace en brisant le plafond de verre générationnel. Les assemblées élues en 2017 et en 2022 ont propulsé comme jamais des anciens élèves de Sciences Po en politique (près de 20 % en 2017, un record), pour le meilleur et, peut-être, pour le pire : citons des personnages comme la mordante Laetitia Avia, une promotion « ZEP », la truculente LFI Mathilde Panot, la lugubre Agnès Pannier-Runacher. En faisant l’économie d’un parcours militant ou professionnel suffisamment long, on peut raisonnablement penser que leur temps d’études a joué un rôle essentiel dans leur formation politique.
Ce monde s’uniformise
Qu’a donc étudié Macron ? Il faut revenir un instant sur l’époque. En 2000, le communisme est renvoyé au passé sombre de l’histoire. François Furet et Le livre noir de Courtois sont passés par là ; dix ans après la fin de l’URSS on étudie « l’historiographie du communisme » rue Saint-Guillaume. La pierre tombale du marxisme-léninisme semble bien scellée. Le monde nouveau qui se déploie sous les yeux des jeunes de 20 ans, à Sciences Po, est un monde proclamé « ouvert ». C’est le début d’internet, le prix du voyage aérien devient abordable à la bourse d’un étudiant. Surtout, à Sciences Po, Richard Descoings, le jeune et sémillant directeur, fait l’ardente promotion de l’ouverture internationale. Les étudiants étrangers arrivent en masse et tous les étudiants français célèbrent leur diplôme de 2001 à Berlin, dans une fête débridée. L’Europe et le monde sont les deux horizons montrés à l’envi aux étudiants du nouveau millénaire. Une Europe débarrassée du rideau de fer, promise à l’élargissement par le triomphe de la démocratie libérale. Le monde, lui, est devenu « global ». C’est un monde où les états-nations deviennent des obstacles et sont même obsolètes. D’ailleurs, à marteler que l’histoire nationale est un « roman », ils ont fini par croire à la fiction de la nation française. Ce monde s’uniformise, modèle américain oblige. C’est l’époque où Sciences Po veut devenir le « Harvard français ». Toutefois, il reste une forme de tiers-mondisme à Sciences Po, on s’enthousiasme beaucoup pour l’Amérique du sud, où le Mercosur semble suivre le chemin heureux de l’Europe. Plus généralement, on ne parle plus de relations « internationales » mais « transnationales » pour bien montrer que les frontières sont obsolètes. Et puis il y a ces nouveaux « acteurs » bienveillants que sont les ONG, il y a l’action bénéfique de l’ONU et un droit mondial qui promet la paix et l’harmonie. Les cours de Bertrand Badie et de Ghassan Salamé (le père de l’animatrice) donnent, chaque semaine, les clés de ce retournement du monde plein de promesses. Bien sûr, il y a la guerre en Yougoslavie, mais pour la pensée commune, c’est un conflit anachronique…
L’Europe et le monde sont les deux horizons montrés à l’envi aux étudiants du nouveau millénaire. Une Europe promise à l’élargissement par le triomphe de la démocratie libérale.
Dans ce monde qui s’est ouvert, on pourrait croire que le temps est venu d’enseigner les avantages d’un libéralisme économique débridé. En fait, les cours d’économie restent assez classiques, on parle même d’une dominante keynésienne à Sciences Po, incarnée par Jean-Paul Fitoussi. L’introduction à la discipline est confiée depuis des années à Jacques Généreux, un des futurs fondateurs du Parti de gauche. Mais c’est la séduction du « modèle Tony Blair » qui fait la différence entre Hayek et le néo marxisme. Le cours où l’on se presse est celui de Dominique Strauss-Kahn. Richard Descoings savait être accueillant pour les anciens ministres en attente de nouveaux maroquins. Emmanuel Macron semble avoir été assidu et séduit par les cours du futur patron du FMI et potentiel candidat à l’Elysée. Mélange des vertus de l’économie libérale tempérées par l’action technique de l’État dans un espace mondial et supranational, ce néolibéralisme est assurément une des racines du « macronisme ».
Reste l’Europe. C’est assurément la matrice des enseignements de Sciences Po à cette époque. Tout est « européen ». Maastricht est passé par là et, déjà, se profilent les dangereuses promesses d’une « constitution ». L’euro doit remplacer le franc en 2002. Rares sont ceux, chez les étudiants comme chez les enseignants, qui remettent en cause la ligne nouvelle. L’avenir est au pavillon bleu étoilé qui, d’ailleurs, orne « la péniche », le hall d’entrée, avec les drapeaux de plein d’autres pays du monde. Les étudiants se voient assez bien à Bruxelles endosser le costume gris du fonctionnaire européen, ou travailler dans un de ces lobbies qui semblent si rémunérateurs. Certains passent par le collège d’Europe à Bruges, étape obligée dans le cursus d’un européiste convaincu, comme Clément Beaune, diplômé de Sciences Po en 2004.
La démocratie s’incarne dans le débat public
Tout cela est complété par la philosophie politique. Les cours sont donnés par Philippe Raynaud et Bernard Manin. Ce dernier a le vent en poupe et l’éloquence facile de surcroît. Son livre sur la démocratie représentative est dans toutes les poches. Pour lui, la démocratie s’incarne dans le débat public, dès lors il est facile de voir là l’origine de cette manie macronienne des « grands débats ». (Pour l’anecdote, Macron a pour maitre de conférence Ali Baddou, philosophe le jour, chroniqueur sur Canal + le soir.) À propos, que reste-t-il du « Grand débat national » post gilets-jaunes ?
Enfin, il faut l’avouer, les cours de Finances publiques suivis par le jeune Macron n’étaient pas des plus fantaisistes et tenaient d’une rigueur assez classique.
Pour conclure, je dirai un mot du « en même temps ». Il s’agit bien d’une marque de fabrique, celle de la nuance à laquelle appelait l’historien René Rémond, alors figure intellectuelle essentielle de Sciences Po. Sans doute le plan en deux parties, hérité des facultés de droit, et auquel se pliait tout étudiant, amenait à l’intelligence des choses par le souci d’une pensée claire et équilibrée. Cela tient des Grecs, de la rhétorique classique. Mal compris ou mal maîtrisé, cela produit des propos superficiels. Bien tenu, cela incite à la discussion, à l’approfondissement nécessaire menant à la conviction partagée. Mais il s’agit bien de l’art de la rhétorique et n’est pas Démosthène qui veut.